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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/541

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les seuls qui aboutissent, soit encore possible. La Hongrie a besoin du dévouement de toutes les races qui habitent son territoire. Si la plus nombreuse de toutes, celle des Slaves, était rejetée par des mesures maladroites dans une hostilité irréconciliable, toute guerre extérieure mettrait l’existence du pays en danger. On a vu ce qu’il en a coûté à l’Autriche d’avoir contre elle la haine des Italiens et l’opposition des Hongrois. Ceux-ci doivent surtout renoncer à imposer leur langue. Elle a des qualités incomparables, je le veux bien ; mais elle est parlée par un trop petit groupe d’hommes, elle est ignorée de l’étranger, et elle ne se rattache par aucun lien aux idiomes indo-germaniques des autres nations européennes : sine matre et sine sororibus, comme l’a dit autrefois un écrivain magyar. Ceux de qui elle n’est pas la langue maternelle n’ont donc aucun intérêt à l’apprendre, et il est fort injuste de les y obliger. Les Hongrois ont attaché, nous semble-t-il, une importance exagérée à ces questions d’idiome. En Belgique, une société de littérature flamande qui a rendu de grands services à sa cause avait pris pour devise : de taal is gansch het volk, la langue est toute la nation. Cette maxime si énergique n’est vraie qu’au début d’un mouvement national : elle cesse de l’être à mesure qu’un peuple avance. La langue, chose matérielle, simple combinaison de sons, ne doit être qu’un moyen, non un but. Tant qu’elle est le moyen de faire pénétrer l’instruction chez un peuple, de le relever, de l’éclairer, on ne peut faire trop de sacrifices pour la cultiver et en répandre l’emploi ; mais il ne faut pas oublier que le but est la civilisation, c’est-à-dire le bien-être, les lumières, la moralité de tous. Un Chinois qui reconnaîtrait que sa langue maternelle est un mauvais instrument de la pensée se hâterait d’en changer, s’il était raisonnable. Les Allemands qui émigrent en Amérique parlent bientôt l’anglais, et leurs enfans sont de parfaits Yankees. Sont-ils très à plaindre parce qu’ils ont abandonné la langue de Goethe pour celle de Shakspeare ? Les populations peu nombreuses qui parlent un dialecte particulier, comme les Hongrois, les Hollandais, les Danois, ont un désavantage évident : elles sont isolées du mouvement général des esprits, et elles s’en apercevraient bientôt, si la connaissance très générale de l’allemand et du français ne les rattachait aux autres peuples. Aussi je comprends les efforts tentés de différens côtés pour faire prévaloir les grandes langues littéraires, le français, l’italien, l’anglais, l’allemand et le slave. Je m’étonne, je l’avoue, quand je les vois proscrire pour assurer l’emploi exclusif et jaloux du dialecte national. C’est là un tort des Hongrois qui s’explique au reste par la résistance qu’ils ont dû opposer aux empiétemens de la cour de Vienne. Luttant contre