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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/680

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grande, l’unique affaire. A certaines époques, l’humanité a été saisie d’une sorte de monomanie religieuse, de l’idée fixe de faire son salut éternel en se soumettant à une discipline effrayante. Au moyen âge, cette idée absorbe toutes les autres. Les peuples suent sang et eau sous le fardeau sans cesse augmenté des pratiques et des observances dont l’église les charge, et, comme leur conscience inquiète les avertit qu’ils n’ont jamais assez sué ni assez mérité pour être sauvés, les malheureux roulent et roulent toujours le rocher qui retombe sans cesse ; ils en oublient de se vêtir, de se nourrir, de s’instruire. L’église fait un pas de plus dans cette énorme déviation du spiritualisme primitif. L’œuvre extérieure, matérielle, et les mérites qu’elle confère au dévot étant devenus la grande affaire de la religion, il se trouva bientôt des moines mendians et spéculateurs qui établirent comme corollaire qu’il y a des hommes, des saints, qui ont fait plus d’œuvres qu’il n’était besoin et qui ont gagné plus de mérites qu’il n’en fallait pour leur salut personnel. Que faire de cet excédant accumulé dans les trésors éternels par les saints hommes de tous les siècles ? Une chose bien simple, le répartir moyennant finances à ceux qui sont en déficit. C’est ainsi que fut inventée la fameuse théorie des indulgences, qui a fait couler sur Rome, par tous les canaux de la superstition, des richesses immenses. A la veille de la réformation, le commerce des indulgences avait atteint des proportions colossales ; des commis voyageurs partis de Rome parcouraient l’Allemagne, installant leur marché dans les cathédrales et sur les places publiques, vendant au plus offrant leur marchandise imaginaire, et ayant recours, pour attirer les chalands, à tous les artifices connus du commerce ordinaire. La conscience allemande, la plus foncièrement religieuse de ce temps, en fut scandalisée ; Martin s’irrita. « Je crèverai ce tambour, » s’écria-t-il, et l’arme dont il se servit fut précisément ce dogme primitif de saint Paul, « la justification par la foi sans les œuvres de la loi, » poussé violemment contre la doctrine opposée.

Telle est la grande affirmation du XVIe siècle, affirmation exagérée, disons-nous, sinon dans son principe, du moins dans les développemens théologiques et pratiques qu’elle a reçus. L’église avait exagéré la part de l’homme dans le salut jusqu’à annuler celle de Dieu, la réformation tomba dans l’excès contraire : elle écrasa le libre arbitre humain sous le dogme de la prédestination divine. Dans son ardeur révolutionnaire contre la domination ecclésiastique sur les âmes, elle affirma la domination divine jusqu’à nier la liberté humaine. Ce fut évidemment un excès, mais moins dangereux après tout que l’autre, car il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et les peuples ainsi rendus esclaves de Dieu sont devenus les plus libres de la terre. Dogme de combat, la