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depuis une vingtaine d’années la France est envahie par une maladie dont la Suède, la Norvège et l’Angleterre semblaient avoir le triste privilège : je veux parler de l’alcoolisme, que notre armée d’Afrique nous a apporté avec l’absinthe. Là bien plus qu’ailleurs il faut chercher la vraie cause de l’accroissement des maladies mentales ; là est le réel poison, dans cette liqueur verte, violente, qui contient 72 degrés d’alcool, qui brûle, détruit, désagrège si bien l’organisme, que M. Renard, médecin militaire à Batna, a reconnu sur le crâne des buveurs d’absinthe des traces d’exfoliation et de dépression transparentes ; c’est ce vert-de-gris fluide qui pousse aux méningites, à l’abrutissement, à la fureur maniaque, à toutes les altérations du cerveau, et non le tabac, qui, après tout et tel qu’on le prépare, n’est qu’un narcotique adouci, auquel on s’habitue facilement, dont l’usage modéré est sans péril, et où l’on trouve l’adoucissement à bien des ennuis. Il appartient à la grande famille des solanées, des consolatrices. Pour se convaincre qu’il ne mérite pas tant d’anathèmes et qu’il ne détruit ni la raison ni la santé, il suffit de voir ce qui se passe dans la marine et dans les manufactures de la régie.

Il est certain que le rôle est la forme de tabac qui donne le plus de nicotine, puisqu’il est mâché et qu’il pénètre ainsi plus ou moins dans les voies digestives. Les marins ont toujours du tabac dans la bouche, car il leur est défendu de fumer dans les entre-ponts et pendant la durée du service. Le personnel de notre flotte est aujourd’hui environ de 30,000 hommes qui offrent exactement, malgré les voyages et le séjour dans les pays tropicaux, lia proportion normale pour les cas de folie. Il y a plus, notre littoral est divisé en cinq arrondissemens maritimes ayant pour chefs-lieux Brest, Cherbourg, Rochefort, Lorient et Toulon. Or le premier donne un nombre de fous égal à celui des quatre autres. Est-ce au tabac qu’il faut attribuer un résultat pareil ? Non, mais plutôt aux boissons alcooliques dont les matelots bretons font une consommation que nulle société de tempérance ne parviendrait à modérer. Quant aux ouvriers des manufactures, à ceux qui vivent du matin au soir dans les émanations du tabac, qui plongent pour ainsi dire dans des vapeurs de nicotine, nulle maladie spéciale ne les atteint. Dans les cas d’épidémie, ils courent simplement les chances du quartier qu’ils habitent ; on a fait à cet égard, pendant les dernières périodes du choléra, des expériences multipliées dont la conclusion est évidente. Les ouvriers et les ouvrières qui sont chargés de la fabrication des rôles filent le tabac humide, trempent leurs mains dans des baquets pleins de jus concentré, et ne s’en portent pas plus mal. Parfois ils ont la peau des doigts légèrement excoriée par les sels de potasse ; mais c’est là tout. Il y a au Gros-Caillou un vieux