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bonhomme entré en 1811 à la manufacture, et qui pose encore assez gaillardement sur le coin de l’oreille un bonnet de police, en souvenir des grenadiers de la garde impériale, parmi lesquels il a servi. Il est employé à façonner les rôles en paquets ; il a les mains noires et pénétrées par l’humidité qui en découle. Il est sourd comme un dieu, mais le tabac n’y est pour rien, et ses quatre-vingts ans y sont pour beaucoup. Je lui ai crié quelques questions ; il y a répondu fort nettement, et m’a affirmé qu’il n’avait jamais été malade. Les rapports des médecins attachés aux manufactures semblent cependant prouver qu’il y a une affection particulière dont les ouvriers en tabacs souffrent souvent ; mais cette affection est accidentelle : c’est la conjonctivite. Une personne qui a les doigts imprégnés de tabac et qui se frotte l’œil enflamme la sclérotique, et naturellement est atteinte d’une légère ophthalmie qui dure un jour ou deux, et cède invariablement à l’usage des collyres les moins compliqués.

Du reste, il est un moyen bien simple de neutraliser l’effet du tabac, l’espèce d’engourdissement qu’il procure lorsqu’on en abuse, le malaise qu’il cause aux débutans maladroits : il suffit de boire une tasse de café noir. Le tannin, que le café renferme en quantité fort appréciable, est le contre-poison de la nicotine. Les directeurs de l’expertise, forcés de fumer outre mesure, lorsqu’ils ont le sens du goût émoussé par le nombre de cigares qu’ils ont dégustés, prennent du café, et retrouvent immédiatement une sûreté d’appréciation qui leur permet de continuer efficacement leur travail. En cela, les Turcs sont nos maîtres ; ils ont trouvé du premier coup et à leur insu le moyen de fumer toujours avec plaisir et sans fatigue : après chaque pipe, une tasse de café dont le marc sert plus tard à nettoyer le long tuyau de leurs tchiboucs. Lorsque la nicotiane a été importée en France, on l’a considérée comme une sorte de panacée universelle, et les médecins voyaient en elle le remède à toutes nos misères ; aujourd’hui la boîte aux cigares est comme le coffret de Pandore : tous les maux s’en échappent. La seconde opinion est presque aussi exagérée que la première ; mais comme nulle loi ne nous forcera user du tabac, que, si l’habitude est mauvaise, nous ne la devons qu’à nous-mêmes à qui seuls elle fait tort, que l’état trouve dans cette industrie un bénéfice légitime et considérable, que les produits qu’on nous vend tendent chaque jour à devenir meilleurs, que la science n’a pas encore sérieusement constaté les dangers dont elle cherche à nous effrayer, il faut laisser parler en paix les docteurs moralistes, et attendre avec confiance qu’ils aient changé d’opinion.


MAXIME DU CAMP.