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Je crois bien qu’il n’eût pas résisté aux tentations de suicide qui l’assiégeaient. Le vieux voyageur d’aujourd’hui la bénit quand même, croyant fermement qu’elle est une transition inévitable, peut-être nécessaire, un passage difficile, mais sûr pour monter plus haut.

Quant à lui, jusqu’à sa dernière heure, il aura fantaisie de monter. Donnez-lui la main, vous qui pensez à peu près comme lui, et vous aussi qui pensez tout à fait autrement. Ceux qui veulent rester en has crieront Après nous tous et nous envelopperont dans le même anathème. Que cette persécution nous unisse, car notre but est le même, et si ce n’est la conviction, c’est du moins le sentiment de notre droit qui nous rend solidaires. Nous ferons tous effort pour gagner les hauteurs chacun suivant ses moyens et ses procédés, et il est des étapes ou nous ne pouvons manquer de nous rencontrer, des refuges où nous aurons à lutter ensemble contre l’ennemi commun. Monte, jeunesse, monte en riant si tu veux, pourvu que tu ne t’arrêtes pas trop sous les arbres du chemin, et qu’à l’heure du combat tu saches te défendre !


A MAURICE SAND.

Nohant, 15 juillet.

Il fait sombre, l’orage s’amasse, et déjà sur l’horizon les hachures de la pluie se dessinent en gris de perle sur le gris ardoisé du ciel. La bourrasque va se déchaîner, les feuilles commencent à frissonner à la cime des tilleuls, et la flèche déliée des cèdres oscille, incertaine de la direction que le vent va prendre. C’est le moment de rentrer les enfans, les petites chaises et les jouets fragiles. L’aînée voudrait jouer encore sur la terrasse, elle ne croit pas à la pluie ; mais le vent vient brusquement gonfler les plis de sa petite jupe, une large goutte d’eau tombe sur sa main mignonne. Elle saisit sa chère Henriette, la poupée favorite, et vient se réfugier dans mon cabinet.

Alors commence un nouveau jeu, le jeu, la fiction, le drame de la pluie. L’enfant ouvre une ombrelle et marche effarée par la chambre ; elle se livre à une pantomime charmante de grâce et de vérité. Elle se courbe sous les coups de l’aquilon, elle fuit devant la rivière qui déborde, elle avertit Henriette de tous les dangers qui la menacent, elle la préserve, elle la pelotonne sous son bras, enfin elle combat la tempête avec elle, et, toute souriante et palpitante, m’apporte son enfant, qu’il me faut essuyer, réchauffer et caresser comme un Moïse sauvé des eaux. Cette comparaison, qui ne peut pas être dans son esprit, perce aussitôt dans le mien.