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La dualité de l’âme éclate dans cette puissance qu’un enfant de trente mois possède déjà de dédoubler dans son esprit la réalité et le simulacre ; mais voici un autre phénomène. J’étais en train d’écrire ; l’action scénique de l’enfant m’intéresse, je l’observe, j’y prends part. Je joue mon rôle dans le drame qu’elle improvise, et, entre chacune des répliques que nous échangeons, ma plume reprend sa course sur le papier, l’idée que j’exprimais se retrouve dans la case de mon cerveau où je l’ai priée d’attendre, mon être intellectuel a suivi l’opération que l’enfant a su faire, il s’est dédoublé ; il y a en moi deux acteurs, l’un qui écrit sa pensée méditée, l’autre qui représente la fille des Pharaons arrachant aux flots du Nil le berceau d’un pauvre enfant nouveau-né. Je ne suis pas moins saisi de la fiction que ne l’est ma petite fille. Je le suis peut-être davantage, car je vois le paysage égyptien qui doit servir de cadre à l’épisode. J’aperçois la mère qui se cache dans les roseaux, pleine d’angoisse, jusqu’à ce que son fils soit recueilli et emmené par la princesse. Le sentiment maternel, plus développé en moi, rêve une émotion que je ressens presque… Et pourtant mon travail, complètement étranger à ce genre d’impressions, va son train, et après chaque interruption de mon dialogue avec ta fille, dont la grâce me charme et m’occupe, il se trouve suffisamment élaboré pour que je le reprenne sans effort et sans hésitation. L’habitude de jouer ainsi avec elle, tout en faisant ma tâche quotidienne, a sans doute préparé et amené peu à peu ce résultat un peu exceptionnel ; mais comme il n’a rien du tout de prodigieux, il me donne à réfléchir sur les facultés de notre être intellectuel, et ces réflexions, je veux te les résumer à mesure qu’elles se succèdent et se groupent. Aussi bien l’orage redouble, l’enfant s’est endormie ; voyageurs, nous ne voyageons pas : en ce moment, la nature nous chasse de ses sanctuaires, la plante gonflée de pluie veut boire à l’aise, l’insecte s’est réfugié sous l’épaisse feuillée, le paysage s’est rempli de voiles où la couleur pâlit et se noie ; n’est-ce pas le moment d’entreprendre, une petite excursion dans le domaine de l’invisible et de l’impalpable ? Essayons.

Bien que la botanique, qui me préoccupe cette année par son côté philosophique, ne soit pas le sujet direct de cette causerie, c’est elle qui m’y a conduit aussi par de longues rêveries sur l’âme de la plante, et je m’imagine avoir trouvé quelque chose pour ma satisfaction personnelle tout au moins. Cela se résume en quelques mots, mais il m’en faudra davantage pour y arriver ; prends patience.

« Nous avons deux âmes : l’une préposée à l’entretien et à la conservation de la vie physique, l’autre au développement de la vie