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perpétuité du moi, qui ordonne d’entrevoir une meilleure existence pour les chers innocens que nous pleurons. Nous le connaissons, nous l’avons bu ensemble, ce calice, le plus amer qui soit versé dans la vie de famille. J’ose dire que la douleur de l’aïeule, qui sent dans ses entrailles et dans sa pensée la douleur du fils et de la fille en même temps que la sienne propre, est la plus cruelle épreuve d’une existence. La blessure faite à l’instinct et à la réflexion ne se ferme pas. C’est alors qu’il faut monter au sanctuaire de la croyance qui est celui de la raison supérieure ; c’est alors qu’il faut soumettre les notions de justice personnelle aux notions de justice universelle. Si Dieu a pris cette âme qui était le plus pur de nous-mêmes, c’est qu’il la voulait heureuse, disent les chrétiens. Disons mieux, Dieu n’a pas pris cette âme : c’est notre science humaine, c’est notre puissance spécifique qui n’ont pas su la retenir ; mais Dieu l’a reçue, elle est aussi bien sauvée et vivante dans son sein, cette petite parcelle de sa divinité, que l’âme plus complexe d’un monde qui se brise. Elle n’y est pas perdue et diffuse dans le grand tout, elle a revêtu les insignes de la vie, d’une vie supérieure immanquablement ; elle respire, elle agit, elle aime, elle se souvient !

Dans le refuge de la seconde âme, celle qui raisonne et choisit, nous trouvons encore des élémens de force et de guérison relative ; celle-ci, c’est l’âme sociale où le sentiment parle au sentiment. Il nous reste toujours, si nous sommes dans le juste et l’humain, quelqu’un à chérir sur la terre. A la consolation de cet être, n’y en eût-il qu’un seul, nous devons notre courage, et si nous ne le devons à aucun individu, si nous sommes sans famille et séparés de nos amis, nous le devons à tous nos semblables, l’idée de solidarité et de fraternité étant commune à l’âme sociale et à l’âme métaphysique.

Mais voici l’aube ! Pendant que je te résume l’objet, assez flottant jusqu’ici, de quelques-uns de nos entretiens, tu poursuis avec une énergie soutenue des études spéciales, où ta pensée rencontre souvent la préoccupation de ce moi divin interrogeant les mystérieuses fonctions de la vie instinctive. Je vais aller éteindre ta lampe, à moins que je n’aille avec toi voir coucher les étoiles rouges et bleues dans la pâleur de l’horizon. Les oiseaux ne chantent pas encore, nos enfans dorment. Leur adorable mère s’est retirée de bonne heure, s’arrachant avec courage aux enjouemens de la veillée, pour assister au réveil de ses petits anges. Un silence solennel plane sur cette chaude nuit. La matière repose, et pourtant ton chien rêve de chasse ou de combats. La plusie argentée voltige autour des fenêtres d’où s’échappe un rayon de lumière. La chouette, qui semble portée par l’air immobile et muet, glisse discrètement