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phètes, Virgile et la sibylle avaient chanté chacun sa prophétie, un prêtre blotti sous l’animal prophétique annonçait à haute voix la naissance du Christ. Toutefois notre prosaïsme occidental n’a jamais pu voir, comme l’Orient, quelque chose de mystérieux dans la bête aux longues oreilles qui a l’air si placide et si recueilli; aussi ses fêtes étaient-elles plus joviales qu’édifiantes. Par exemple à Sens, le 14 janvier et en souvenir de la fuite en Égypte, quatre des principaux chanoines introduisaient dans l’église un âne richement caparaçonné et portant une jeune fille qui tenait un petit enfant dans ses bras, tandis que le peuple chantait sous le portail :

Læta volunt — Quicumque colunt — Asinaria festa[1].


et la messe se disait à peu près comme à Beauvais en la même occasion. A Beauvais, dont l’ancien rituel nous est connu, l’âne s’arrêtait devant l’autel, et y restait pendant toute la cérémonie. A l’introït, le chœur répondait: Hinham ! A un autre moment, on forçait la bête à se mettre à genoux, et l’on chantait une prose grotesque mi-latine, mi-française, dont il nous suffira de reproduire les derniers vers :

 Amen dicas, asine;
Jam satur de gramine.
Amen, amen itéra,
Aspernare vetera ;
Hez va ! hez va ! hez va !
Bialx sire asnes, car allez;
Belle bouche, car chantez.

Ce serait méconnaître entièrement l’esprit du temps que de s’imaginer qu’il y eût dans tout cela la moindre intention railleuse contre l’église ou ses doctrines. Ces incroyables naïvetés étaient sérieuses. Elles attestent une époque de foi absolue, intacte. La croyance qui n’a point encore passé par le feu de la controverse, ni senti le souffle du doute, inspire une familiarité si ingénue devant les plus augustes objets qu’elle se rencontre à chaque instant sans le savoir avec ce que l’impiété peut imaginer de plus révoltant. C’est en vain que plusieurs évêques, lorsque l’on commença de se dégrossir, s’efforcèrent d’interdire la célébration de la fête des ânes. Le peuple y tenait, et il ne fallut rien moins qu’un arrêt du parlement pour l’abolir.

Malgré les bonnes intentions du peuple et du clergé, de pareilles cérémonies ouvraient en effet la porte à des scandales qui ne pouvaient manquer à la fin d’éveiller l’attention des chefs de l’église. La fête des ânes, qui n’était célébrée d’ailleurs que dans quelques

  1. Veulent s’amuser — tous ceux qui célèbrent — les fêtes des ânes.