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bientôt, et elles serrent de plus en plus près la nappe d’eau légèrement bleuâtre jusqu’au point où elles débordent du lac et le séparent de celui de Bienne. Ces étranglemens successifs donnent naissance à des enfoncemens resserrés de terrain où il n’y a d’autre issue que l’étroit chemin entre la montagne et les eaux. C’est là que le duc, plus que jamais téméraire, engagea sa brillante armée après avoir pris Granson. Les Suisses, fidèles à la stratégie de leurs aïeux, avaient contourné le lac du côté du nord, passant par les domaines du comte de Neufchâtel (car ce pays n’appartenait pas encore à la confédération) ; ils s’étaient glissés entre les montagnes comme des loups rôdant autour de leur victime. Ainsi logés, suivant l’expression de Comines, qui les connaissait bien, ils attendaient. Charles sortit du camp où il était en sûreté derrière ses remparts, ayant à droite le lac, à gauche le Jura, derrière lui des montagnes encore. Cette imprudence dut paraître aux Suisses un châtiment du ciel.


« La volonté de Dieu trancha bien vite la difficulté, dit une ballade ; les hommes de Bourgogne marchèrent en avant. N’eût été cette résolution, ils se seraient joués longtemps derrière leurs remparts de nos menaces et de nos coups.

« À ce moment, Dieu voulut que les nôtres descendissent dans la verte prairie pour tomber sur les Bourguignons, pour les frapper d’estoc et de taille. »


Cette prairie étroite est celle que l’on voit au-dessous de la Lance, une ancienne chartreuse près de Granson. L’avant-garde de Charles y fut prise comme dans un piège où elle ne pouvait se mouvoir ; elle se replia sur le reste de l’armée, qui se mit en déroute. Alors on entendit le taureau d’Uri, qui fit retentir dans les hauteurs ses mugissemens.


« Confédérés, voici Charles qui gémit et qui hurle ! Il a entendu le taureau qui beuglait en fondait sur ses soldats. — C’est toute la race des démons ! s’écria-t-il. Aussitôt cavaliers et fantassins se mirent à fuir en désordre. »


Ce beuglement d’Uri, qui fait tressaillir encore les échos de la postérité, Jean de Müller l’a fait passer de la ballade populaire dans tous les livres des historiens.

Une autre chanson plus prosaïque, mais non moins nationale, énumère le riche butin qui fut recueilli dans le camp de Bourgogne ; on y retrouve les armes, les canons, le sceau du prince, les couronnes de perles, les ostensoirs, les riches étoffes, que les villes de Suisse se partagèrent et qui sont dispersés dans les églises et