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pas, et il lui arrivait quelquefois de dire à l’un de ses bons amis lyonnais, M. Lenoir ou M. Ballanche : « Crois-tu que Jean-Jacques ait du génie ? » C’était lui, l’illustre savant, qui avait du génie ; son fils avait un talent qui se cherchait encore.

Ce talent n’était pas assez fort ni assez original pour se créer à lui-même un genre, une langue et un rhythme, et il ne fallait rien moins que tout cela alors, du moins dans l’ordre lyrique, dans tout ce qui était odes, élégies, méditations, si l’on voulait être un poète de la jeunesse, un de ceux dont elle saluerait l’avènement avec transport. Ampère n’était pas assez artiste pour prendre dès l’abord un parti franc et décisif dans la réforme poétique qui se tentait d’un certain côté : son bon sens hésitait devant quelques excès apparens ; la tradition et la nouveauté se livraient bataille en lui ; il était trop sage et trop avisé pour se faire par système un style, et il n’était pas de ces natures souveraines qui en trouvent un naturellement.

Et quant aux couronnes du théâtre, auxquelles il semble avoir plus particulièrement visé, il y avait, pour y atteindre, des difficultés plus grandes encore que dans la branche lyrique. La tragédie exigeait un certain renouvellement : mais à quel degré ? dans quelle mesure ? Le public ne savait pas bien lui-même ce qu’il désirait. M. Lebrun, par un heureux mélange de naturel et de passion, et aussi grâce au pathétique du sujet, réussissait avec éclat dans sa Marie Stuart, et cependant il ne pouvait faire agréer son second ouvrage, le Cid d’Andalousie, bien qu’il nous semble à quelques égards supérieur au premier[1]. Casimir Delavigne, favorisé dès ses débuts et qui parut à un moment près d’exceller, ne se soutint bientôt qu’à l’aide de concessions multipliées et de sacrifices qu’il semblait faire à un goût contraire au sien. Ampère, en le supposant lancé dans cette même voie dramatique, n’eût guère pu que le suivre ou le côtoyer, avec plus de conviction et de sens critique assurément, mais avec infiniment moins d’adresse et moins

  1. Il y eut combat et lutte le jour de la première représentation du Cid d’Andalousie (1er mars 1825) ; à la seconde soirée, le 4 mars, la pièce se releva et l’on put croire à un plein succès. Ampère, qui n’avait pu assister a cette seconde représentation, écrivait le lendemain à l’auteur en le félicitant : « Pends-toi, Crillon ! me disais-je pendant le combat d’hier au soir. Mais qu’importe au triomphateur d’avoir compté un soldat de plus ? Nous ne pouvons nous plaindre maintenant d’avoir eu des ennemis acharnés, puisqu’ils sont battus ; la résistance atteste le péril de la victoire… Ils croyaient avoir porté un coup mortel à vous et à cette Muse nouvelle dont vous êtes le chevalier ; mais la Muse vous a dit, comme Estrelle à don Sanche : Relève-toi, mon Cid ! » Ce mot d’heureux augure ne se vérifia point : une suite de petits contre-temps et je ne sais quelle intrigue de coulisses déjouèrent le succès et fixèrent la destinée de la pièce. Et puis l’aimable auteur, s’il est permis de le dire, n’y mit point cette opiniâtreté de volonté dont l’auteur d’Hernani a depuis donné l’exemple, cette foi robuste en soi-même qui, venant en aide au talent, transporte les montagnes.