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Ampère pour qu’on n’en marque pas avec soin l’heure et l’instant[1]. Ce que je sais d’original, c’est que dans l’été ou l’automne qui suivit, et que Mme Récamier passa à la Vallée-aux-Loups, Ampère y passa également quelques semaines en compagnie de son ami Alexis de Jussieu, qui y avait un pied-à-terre. Pendant ce temps d’ivresse et de bonheur, son imagination se livra à tous les charmes d’une compagnie délicate et choisie, qu’un soleil couchant de divine beauté embellissait encore. Ampère, revint à Paris une quinzaine environ avant Mme Récamier. Dès qu’il la sut de retour, et la première fois qu’il lui refit visite à l’Abbaye-au-Bois, il la trouva seule. Elle lui parla avec sa grâce ordinaire des charmantes journées, des courses et promenades à travers le vallon, des gais entretiens où la conversation animée du jeune homme avait un attrait de plus. Puis, touchant avec son art délié la fibre du cœur, elle indiqua légèrement qu’il y avait eu lieu peut-être à des sentimens émus, que du moins elle aurait pu craindre, si cela s’était prolongé, un commencement de roman pour un cœur poétique, car sa nièce, alors toute jeune, était près d’elle. Ampère à ce mot n’y tint pas, et tout d’un coup, éclatant avec trouble et avec-sanglot : « Ah ! ce n’est pas pour elle, s’écria-t-il, » et il tomba à genoux. Sa déclaration était faite, l’aveu lui était échappé : il avait proféré, sans le vouloir, la parole sacrée sur laquelle il ne revint pas. Nous sommes en plein Pétrarque, en plein Dante, ai vous aimez, mieux. C’en était fait désormais du destin de toute sa vie. Mme Récamier n’eut plus qu’à continuer de le charmer et à le calmer peu à peu, sans jamais le guérir.

À quelle date précise connut-il Fauriel ? Je ne le sais pas bien ; mais Ampère était encore sans partage dans tout le feu de sa vocation romanesque et poétique, lorsqu’il accompagne, en 1823, Mme Récamier à Rome avec le fidèle M. Ballanche. Il s’y vit initié chaque jour à la plus haute et la plus fine société, agréé sur le pied d’égalité par les plus beaux noms, et comme enveloppé dans

  1. Dans une lettre datée de Hyères du 27 décembre 1829, Ampère écrivait à Mme Récamier : « J’espère, madame, que cette lettre vous arrivera tout juste le premier jour de l’année où je vais vous revoir. Je ne suis pas, vous le savez, grand formaliste, mais le jour de l’an est pour moi une époque que je ne vois pas revenir sans attendrissement. C’est le jour de l’an que je vous ai vue pour la première fois. Ce moment, où je vous vis paraître tout à coup, en robe blanche, avec cette grâce dont rien jusque-là ne m’avait donné l’idée, ne sortira, jamais de mon souvenir. — Voilà tout juste dix ans de cela….. » En parlant ainsi, il s’appliquait certainement le sonnet de Pétrarque :
    Benadetto sia ’l giorno, e ’l mese e l ’anno, etc.
    (J’emprunte ce passage de lettre à des articles du Correspondant, 5 mai et 25 juillet 1864, signés Léon Arbaud, mais que l’on peut attribuer sans indiscrétion à la plume élégante et une de Mme Lenormant ; ces deux articles pourraient s’intituler : Ampère vu de l’Abbaye-au-Bois.)