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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/16

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les relations les plus flatteuses : en s’y pénétrant du ton aisé de la suprême courtoisie, il y prit sa première impression ineffaçable d’amour sérieux pour Rome, pour cette patrie des âmes blessées, éprises des seules grandeurs de l’art ou de l’histoire, et vouées à toutes les religions du passé. Il était à Naples après les fêtes de Pâques 1824, lorsque des lettres de son père, qui trouvait l’absence de son fils trop prolongée, vinrent le rappeler instamment. Il s’arracha avec douleur à la chère colonie qui devait passer un second hiver sur cette terre illustre. On raconte que, le lendemain de son arrivée à Paris, déjeunant en tête-à-tête avec son père, qui le regardait fixement et en silence, tout à coup le naïf savant s’échappa à dire : « C’est drôle, Jean-Jacques, j’aurais cru que ça m’aurait fait plus de plaisir de te revoir. » Un verre d’eau fraîche, jeté brusquement au visage, ne ferait pas, convenons-en, un autre effet. Rien ne pouvait refroidir chez Ampère le respect et l’amour filial ; mais on conçoit qu’avec de tels repoussoirs le charme de Mme Récamier n’était pas près d’être affaibli, ni diminué.

Une autre influence, bien douce également et plus modeste, menaçait pourtant, en ces années, de traverser la première : un doux astre se levait à l’horizon et aurait pu prendre un rapide ascendant sur le cœur du jeune homme, s’il eût été plus libre. Ampère allait souvent chez M. Cuvier ; il y causait avec feu, avec entraînement de ce qu’il avait lu, de ce qu’il avait vu, des objets divers de ses goûts et de ses studieuses ambitions : Mlle Clémentine Cuvier l’écoutait en silence, prenait un intérêt sensible à ses récits et se plaisait à les lui faire répéter. Lorsqu’il revint d’Italie, la première fois qu’elle le revit, elle lui demanda ce que lui avait inspiré cette belle contrée : il était adossé à la cheminée ; ceux qui ont été témoins de la scène semblent y être encore : il se mit, d’un ton pénétré et plein de nombre, à réciter une ode en l’honneur de l’Italie. L’ode terminée aux applaudissemens de tous, la conversation s’engagea : jamais esprit plus charmant, causeur plus gracieux et plus vif n’avait captivé l’attention. Tel il était dès lors. Je dirai seulement de ce tendre intérêt qu’il inspira à Mlle Cuvier, intérêt mystérieux resté bien longtemps secret, et dont il est permis à peine de dévoiler quelque chose aujourd’hui[1], que plus tard les voyages d’Ampère

  1. Je me serais peut-être fait un scrupule d’indiquer cet épisode délicat de la vie morale d’Ampère ; mais dans son premier article du Correspondant, Léon Arbaud, c’est-à-dire Mme Lenormant, nous montrant Ampère accueilli dans le salon de M. Cuvier et retraçant le fin profil de la jeune fille, a écrit : «… C’était Clémentine, l’unique enfant de Cuvier, une créature angélique dans laquelle l’illustre académicien se plaisait à retrouver quelques-uns des dons les plus rares de sa grande intelligence. Elle témoignait au jeune Ampère une préférence dont la nuance, à peine indiquée, ne se trahissait jamais qu’en lui adressant plus volontiers qu’à un autre une conversation dont la littérature ou la science faisait tous les frais. Lui-même se sentait pénétré d’un très tendre respect pour cette jeune fille : l’impression qu’il ressentait aurait pu facilement se rendre maîtresse de son cœur ; mais J.-J. Ampère redoutait l’esprit de domination de Cuvier ; il ne se dissimulait pas qu’on ne deviendrait son gendre qu’en subissant un joug, condition inacceptable pour un caractère essentiellement indépendant comme le sien. Quant à M. Ampère père, une telle alliance lui paraissait tout réunir, et il ne pouvait comprendre les hésitations de son fils. La Providence ne devait pas lui permettre de se bercer longtemps d’une si chère espérance : moins de deux ans plus tard, Mlle Cuvier, moissonnée par la mort, laissait à ceux qui l’avaient approchée et connue le souvenir d’une âme toute céleste. »