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casanier, esprit tout français, qui ne s’émancipa que la plume à la main, peu à peu et par degrés ; M. Patin, esprit délicat, possédant mieux que personne l’antiquité grecque, acceptant les progrès modernes sans les devancer ; M. Auguste Trognon, qui renfermait et limitait ses innovations et ses hardiesses d’un moment dans le cadre de notre histoire nationale ; l’intègre et laborieux Damiron, qui n’eut de tout temps d’autre défaut que de rester un esprit disciple, trop soumis à ses aînés et à ceux qu’il considérait comme ses maîtres.

Ampère se trouvait donc tout naturellement le meilleur représentant de son groupe au dehors, le plus approprié, le mieux désigné, le mieux causant, sinon le plus éloquent. Il dut plaire doublement à Goethe, et par sa verve, par son entraînement, et parce qu’aussi cet entraînement sans fumée et sans fougue était coupé à temps avec gaîté par une épigramme et une plaisanterie mondaine. Tel l’avait fait et façonné Mme Récamier. Avant elle, il était impétueux, violent, me dit-on, emporté, colérique même, un enthousiaste sans frein. Elle lui avait adouci ses aspérités et à la place y avait mis du savoir-vivre. Elle lui avait ôté, je le crois, un peu de son feu sacré ; mais en revanche elle lui avait donné du tact, du goût ; et ce sentiment du ridicule qui n’est autre peut-être que celui de la bonne société.

Ce double caractère se montre dans une lettre de lui écrite de Weimar à Mme Récamier elle-même, et dans laquelle après avoir parlé de Goethe en particulier comme il le faisait pour le public, c’est-à-dire avec admiration, il terminait cependant par une légère raillerie.

Cette lettre fut toute une histoire. Mme Récamier, l’ayant reçue, la montra aussitôt et la lut autour d’elle. Un visiteur de passage à l’Abbaye-au-Bois, dont il ne devint jamais un habitué, Delatouche, homme d’esprit, mais assez peu sûr et qui n’aimait rien tant qu’à faire des niches littéraires, saisit la lettre au vol, en demanda communication pour la donner à la rédaction du Globe, dont il n’était pas, mais auprès de laquelle il n’était pas fâché de se faire bien venir. Mme Récamier, un peu faible à l’endroit de ses amis et ne perdant aucune occasion de leur faire plaisir ni de leur acquérir un éloge, lâcha la lettre, qui parut ensuite toute vive dans le Globe, presque sans aucun retranchement. Ampère, qui n’avait pas quitté Weimar, fut un peu effarouché de voir ainsi ses impressions toutes confidentielles lui revenir par la presse et aller droit à l’adresse de ceux dont il parlait si librement. On y lisait d’ailleurs les témoignages les plus agréables pour Goethe, par exemple :

« Goethe a, comme vous le savez, quatre-vingts ans. J’ai eu le plaisir