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Pour le chevaleresque et galant auteur du Dernier Abencerage, un homme de lettres, si illustre qu’il fût, un poète octogénaire qui recevait son monde en robe de chambre de flanelle blanche, ne pouvait être un rival : c’était un patriarche. L’amour-propre, ici, était tout à fait désintéressé dans la question[1], et la critique libérale d’Ampère en profita pour se donner pleine carrière.

De Weimar Ampère alla à Berlin, et de là il passa en Suède. On peut se faire une idée parfaite de ce qu’il était alors en causant, — de ce qu’il fut jusqu’à la fin, — par l’agréable relation qu’il a donnée de ce premier voyage. Je viens de la relire après quarante ans : je ne sais rien de plus vif, de plus léger, de plus juste dans la touche et dans le dessin. Quoique Ampère eût de mauvais yeux, et qu’évidemment la nature ne l’eût point formé pour le pittoresque, il s’en tire à force d’esprit et d’intelligence. Il est suffisamment paysagiste pour quelqu’un qui dessine et ne peint pas. Son crayon exact se trouve être même assez coloré quand il le faut. Il a le premier sentiment très vrai, et qu’il nous rend très fidèlement, des divers pays qu’il parcourt : avec lui, la physionomie des lieux se montre aussitôt à nous en elle-même et dans son rapport moral avec le caractère des habitans ; car ce qui m’en plaît chez Ampère voyageur, c’est que l’homme n’est jamais absent, ni loin. On nous a gâtés depuis en fait de descriptions ; la littérature a fait concurrence à la peinture et s’est piquée de l’égaler ou de l’éclipser. On a aussi poussé à bout le principe de naturalisme et de physiologie, le rapport des lieux et des habitans ; on a fait les uns à l’image des autres ; on a montré et accusé le lien qui les unit jusqu’à le grossir et le forcer. Ampère, dans sa manière rapide et son heureux instinct, se contente de toucher sans appuyer ; il indique l’harmonie entre le moral et le physique, sans aller jusqu’à une complète identification ; il laisse place à un certain jeu des facultés. Il n’est nullement étranger d’ailleurs à la science : s’il remarque en passant un pli géologique du sol, on sent à l’exactitude du signalement l’ami d’Élie de Beaumont ; s’il parle de la végétation, s’il rattache un pays, un degré de latitude à une plante, à une mousse, on sent l’ami d’Adrien de Jussieu ; s’il montre du doigt la tour de Tycho-Brahé, et s’il caractérise d’un mot « le ciel agrandi » que le patient observateur livra au génie et aux lois de Kepler, on sent le fils d’Ampère, nourri dans ces choses de science et qui parle naturellement la langue de sa maison. En tout, il est ainsi : une prompte intelligence le guide, et chaque trait porte où il faut. Tout cela est

  1. C’est une remarque que Quintilien a faite en termes excellens : dès que l’idée de rivalité a disparu, dès que l’amour-propre est désarmé, il n’y a plus que bienveillance ; quoties discessit œmulatio, succedit humanitas (De l’Inst. de l’Orat., liv. XI, chap. 1).