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Toute la civilité du monde ne pouvait faire qu’ils pussent l’un et l’autre continuer de siéger côte à côte, d’autant que Francis ne croyait possible de rester qu’à la condition de combattre Hastings à pied et à cheval, de jeter le fourreau, et de ne donner ni recevoir quartier ; ce sont ses expressions. Or ce plan désespéré exigeait l’appui d’un collègue également déterminé ; il savait bien qu’il ne pouvait l’avoir. Il lui fallait aussi l’espérance de voir à la fin Hastings rappelé, et il apprenait qu’un bill du mois d’avril l’avait continué dans son gouvernement pour une année. Un plus long séjour dans l’Inde devenait impossible. Il se décida à partir dans le mois de novembre ; la traversée fut longue et nous lisons dans son journal :


« 1781. 19 octobre. — A quatre heures du matin, débarqué à Douvres le même jour où j’ai débarqué à Calcutta en 1774… Arrivé à Harley-Street à dix heures du soir. »


Francis revint en Angleterre mécontent, irrité, impopulaire, car Hastings avait beaucoup d’amis dans les deux chambres, et son administration devait obtenir de ces succès qui séduisent le public. Francis se défendit ou se vengea avec l’arme de la presse. Il écrivit, sans se nommer, des articles de journaux et des pamphlets, entretint incessamment l’opinion des iniquités et des fautes du gouvernement de l’Inde, et peu à peu alluma dans l’âme ardente de Burke l’indignation qui devait éclater un jour. Dans son admiration expansive, Burke l’appelait le prince des pamphlétaires, quoiqu’on ne puisse citer un écrit qui ait sous son nom obtenu une véritable célébrité, et il le vit avec joie entrer bientôt à la chambre des communes. C’était en 1784, après la chute du cabinet de la coalition. Une dissolution prononcée à propos venait de donner au second Pitt une majorité trop longtemps fidèle. Francis se jeta dans l’opposition, dont Fox était le guide. Il épousa tous ses griefs. toutes ses passions, en y ajoutant les siennes, et, pendant vingt-trois ans qu’il resta presque sans interruption au parlement, il fit au pouvoir une guerre constante. Son intolérance offensive, sa colère froide, ses implacables ressentimens, étaient servis par un talent loué des meilleurs juges. Ce n’est pas qu’il fût un grand orateur, ni même un orateur utile. Il manquait de facilité et de naturel ; on le trouvait trop didactique, trop calculé, trop étudié. On disait qu’il écrivait trop bien pour bien parler, et je ne sais quelle contrainte se mêlait à la violence de son langage, passionné sans entraînement. Cependant on l’estimait sans l’aimer, car sa dignité hautaine semblait soutenue par une sévérité de principes inexorable, mais incorruptible.