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dans la plénitude de ses facultés, ramené, dit-on, par l’âge, à des sentimens plus équitables, plus désintéressés, plus modestes. Il resterait, pour être juste, à tracer de lui un portrait plus complet, et je crains bien de n’avoir montré que les mauvais côtés de son caractère. Avoir été capable des lettres de Junius est en effet, si surtout on est Francis, une véritable perversité en même temps qu’une grande supériorité. Ainsi que Junius, au milieu de tous ses excès et de toutes ses faussetés, impose encore au lecteur par un fonds de courage, d’élévation et de patriotisme, car on sent que l’auteur vaut mieux que son action, de même Francis, en inspirant trop justement la défiance, l’aversion et même l’inimitié, se faisait encore honorer par l’indépendance de son caractère, la constance de ses principes, la dignité de sa vie, une attitude mâle et fière qui forçait au respect. Son esprit d’ailleurs, toujours prêt, énergique, vif et mordant, sa parole et ses écrits le plaçaient à un rang très élevé parmi ses contemporains, plus sensibles au talent qu’à tout le reste, et ceux de ses essais qu’on publie aujourd’hui en feraient désirer une collection complète. Ils contiennent sur les hommes politiques de son temps et sur l’histoire de son pays des jugemens qui méritent d’être lus ; mais, s’il est Junius, on les dédaignera pour ses lettres, et, s’il ne l’est pas, on l’oubliera.


IV

Voilà en abrégé la vie authentique de Francis. On remarquera que la question de Junius n’y tient aucune place. C’est qu’en effet elle n’a été liée notoirement à sa vie par aucun fait publiquement établi, excepté un seul, et ce fait, le voici. En 1812, il y avait quarante ans que Junius n’écrivait plus. Ceux de ses contemporains qui occupaient la scène politique avaient disparu. De plus grands événemens, de plus redoutables questions que les démêlés de Wilkes avec les ministres et même que la révolution américaine, préoccupaient les esprits. L’attention publique était ailleurs, et la curiosité, puissamment distraite, laissait dormir le secret du célèbre inconnu dans ce qui commençait à ressembler à l’oubli, lorsque Sampson Woodfall, l’imprimeur de Junius, publia la meilleure et jusqu’alors la plus complète édition de ses lettres. Sa correspondance privée et secrète avec son éditeur, les détails de sa participation sous d’autres noms à la rédaction du Public Advertiser, étaient pour la première fois mis sous les yeux du public, et dans un discours préliminaire les titres de tous ceux dont on avait fait des prétendans à l’œuvre de Junius étaient discutés et généralement détruits. L’attention