Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/430

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pierre, posée depuis sept ans, attendra peut-être éternellement la deuxième.

— Pourquoi ?

— Eh ! parce qu’il faut se nourrir. Les chefs-d’œuvre, mon bon, ne font vivre que les libraires ; quant à nous, nous en mourons. Rien de tel que les articles de pacotille comme celui que je vais lâcher dans un moment. Ça n’engage ni le talent ni la réputation de l’auteur, et ça se paye dix louis, rubis sur l’ongle. Je fais, entre autres choses utiles et désagréables, la chronique des théâtres, dans un journal d’opposition dynastique. La semaine a été pauvre, tu sais ? Pas le plus petit morceau de drame ou de comédie ; rien qu’une féerie inepte, et que d’ailleurs je n’ai pas vue, le Topinambour enchanté, par cinq ou six messieurs dont le plus spirituel et le plus lettré ferait à peine un concierge acceptable. Je vais écrire douze colonnes sur… je me trompe… à côté de-cette rapsodie foraine.

— Comment ! n’étiez-vous pas à la première représentation ? J’y étais, moi.

— C’est bien assez d’avoir à rendre compte de pareilles turpitudes ; s’il fallait encore les subir, le donnerais ma démission. Mais, j’y songe ! puisque tu as été témoin de la petite fête, tu vas faire mon feuilleton.

— Moi ! écrire un article de vous !

— Je n’y vois nul inconvénient, et j’y trouve un grand avantage.

Et vous pourriez signer ma prose de votre nom ?

— Sans scrupule : cette littérature alimentaire ne tire pas à conséquence. Je te réponds que sur les six auteurs de la pièce, il y en a bien cinq qui n’ont pas écrit un seul mot.

— Mais le public qui connaît votre style…

— Le public n’est pas plus connaisseur en copie qu’en vin ou en peinture ; il juge tout sur l’étiquette. Allons, fils, mets-toi là, travaille et tâche d’avoir fini quand je sortirai de mon bain. A bientôt ! »

Il faut que je l’avoue, j’aurais mieux aimé me mettre au lit. L’heure me semblait mal choisie pour exécuter des variations sur le thème du Topinambour enchante ; mais j’étais jeune soldat, c’est-à-dire homme à surmonter la fatigue et la crainte pour faire mes preuves devant un chef. Je me lançai dans le compte rendu, tète baissée, et comme il y a des grâces d’état pour l’inexpérience et la témérité, j’avais— fini avant neuf heures, lorsqu’Étienne reparut.

« Nous y sommes ? dit-il en s’étendant sur une peau d’ours blanc. Lis, je t’écoute. »

Ses interruptions bienveillantes me prouvèrent que j’avais réussi ;