Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/446

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

avait fait une condition de ce renoncement, il était véritablement à plaindre. C’était sans doute la fatigue des derniers mois qui le portait à se croire épuisé ; mais que penser de lui, s’il avait sacrifié l’art aux exigences des Bersac, échangé tous ses droits à la gloire des lentilles de Bellombre ? L’amour même n’excusait qu’à demi la honte d’un tel marché ; je me demandai sérieusement si Étienne déserteur des lettres et traître à son propre talent, méritait encore l’estime.

Le temps et la réflexion me rassurèrent un peu. Comment la veuve s’est-elle éprise du brillant écrivain ? A force de le lire. Puisqu’elle aime ce beau talent, elle ne peut pas sans une contradiction monstrueuse en exiger le sacrifice. Le petit Célestin lui-même, tout marguiller qu’il est, ne doit pas souhaiter qu’un homme comme Étienne se coiffe de l’éteignoir. L’ex-notaire, l’ex-journaliste, l’ex-poétereau, l’ex-Bagotin, a conservé au fond du cœur un certain respect pour les lettres. Et quand même la femme, la famille et la province uniraient tous leurs efforts pour étouffer un esprit supérieur, quand il se prêterait docilement à ce meurtre, est-il maître de rester stérile et de no point produire les chefs— d’œuvre qui sont en lui ? Non, les fruits du génie, comme les fruits du corps humain, éclosent malgré tout lorsqu’ils sont arrivés à terme : livres, enfants, naissent au jour marqué par la nature ; ni l’auteur ni la mère ne sauraient retarder d’une minute cette heureuse fatalité. Les grands hommes blasés qui nous disent : « J’ai le cerveau plein de chefs-d’œuvre, et je tiens la porte fermée, pourraient laisser la porte ouverte impunément.

Je fis publier les détails qu’Étienne m’avait confiés à cet usage, mais je me gardai de répandre le bruit de son abdication. Tout Paris admira le bon goût et l’esprit de cette provinciale qui se donnait le luxe d’enrichir un homme supérieur. Les journaux prophétisèrent que le grand producteur, libre enfin de tout souci, allait se concentrer dans quelques œuvres capitales ; mais la rédaction des lettres de part étonna les confrères et les : mis du marié. En voici la teneur exacte :

« M. Étienne a l’honneur de vous faire part de son mariage avec Mme Hortense de Garennes, veuve de M. Bersac aîné

« M. et Mme Bersac jeune ont l’honneur de vous faire part du mariage de Mme Hortense de Garennes, veuve de M. Bersac aîné, ancien juge au tribunal de commerce, ancien membre du conseil d’arrondissement, leur belle-sœur, avec M. Étienne, propriétaire et rentier en cette ville. »