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chancelier lui-même, malgré quelques faiblesses politiques qui s’expliquent par les idées du temps, a été le plus grand magistrat de l’ancienne monarchie, grand à la fois par l’esprit et par le cœur. Saint-Simon, qui n’aimait et n’admirait personne, a dit de lui : « Beaucoup d’esprit, d’application, de pénétration, de savoir en tout genre, de gravité, de piété, d’équité, d’innocence de mœurs, faisaient le fonds du caractère de M. d’Aguesseau. » Fils d’un intendant de province, il s’était élevé si haut dans l’estime publique que sa famille paraissait au niveau des plus grandes alliances. Sa petite-fille avait épousé en 1755 le fils aîné du maréchal de Noailles, qui portait, suivant l’usage, le titre de duc d’Ayen, et qui, devenu duc de Noailles après la mort de son père, est mort pair de France en 1824.

La vie de la duchesse d’Ayen a été longtemps bien peu remplie d’événemens ; la naissance de ses cinq filles, leur éducation, leur première communion, leur mariage, la naissance de ses petits-enfans, la maladie et la mort de ses proches, voilà tout. Elle aimait peu le monde et n’était pas très heureuse comme épouse. « Mon père, dit avec délicatesse Mme de Lafayette, dont l’attachement se montrait dans toutes les occasions où il avait quelque inquiétude pour elle, et dont la juste confiance, fondée sur l’estime mutuelle, était visible toutes les fois qu’il s’agissait entre eux de quelques grands intérêts, surtout des nôtres, vivait cependant peu dans son intérieur. Peut-être ma mère avait-elle dans leur grande jeunesse trop laissé apercevoir à un jeune homme (le duc d’Ayen était plus jeune que sa femme) la supériorité de sa raison ; peut-être avait-elle trop négligé les moyens de plaire ; du moins elle se le reprochait à elle-même. » Sa tendresse ne se reportait qu’avec plus de vivacité sur ses enfans. L’aînée de ses filles épousa le vicomte de Noailles, son cousin, la seconde le marquis de Lafayette, la troisième le vicomte de Thésan, la quatrième le marquis de Montagu, et la dernière le marquis de Grammont. Elle avait eu un fils, mais elle l’avait perdu au berceau. Elle eut en outre la douleur de perdre une fille, Mme de Thésan, qui mourut en 1788. Sa vie était pleine de tristesses, mais elle était aussi pleine de joies par sa piété, sa charité, l’agrément et la solidité de son esprit, l’attachement respectueux que lui portaient ses filles et la vive affection qui les unissait.

Ses dernières années furent troublées par les agitations politiques qui devaient avoir pour elle une si horrible fin. Deux de ses gendres, MM. de Lafayette et de Noailles, avaient embrassé la cause des idées nouvelles. Elle les vit combattre tous les deux pour l’émancipation des Américains, prendre part tous les deux aux actes de l’assemblée constituante. Pendant que Lafayette acceptait le commandement de la garde nationale et proposait la déclaration des droits, le vicomte de Noailles fut le principal promoteur des actes célèbres de la nuit du 4 août. Elle approuva