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d’abord leurs opinions et leur conduite, mais elle finit par s’en inquiéter et s’en affliger. Elle vit se dérouler tous les événemens de la révolution. Dans la journée du 10 août, elle eut à trembler pour son mari, qui, en sa qualité de capitaine des gardes, était aux Tuileries auprès du roi et qui échappa par miracle à la mort. Elle vit tous les membres de sa famille fugitifs ou emprisonnés, et resta seule à Paris avec sa belle-mère, la vieille maréchale, et sa fille aînée, la vicomtesse de Noailles, qui avait trois jeunes enfans. Elle fut forcée de vendre ses diamans pour vivre. Elle vit le jugement et l’exécution du roi, de la reine, le règne sanglant de la terreur. Elle fut arrêtée avec sa fille et sa belle-mère au mois de mai 1794 et enfermée au Luxembourg, où elle trouva la duchesse d’Orléans, mère du roi Louis-Philippe et petite-fille du comte de Toulouse, qui avait épousé une sœur de l’aïeul du duc d’Ayen. Elle comparut devant le tribunal révolutionnaire cinq jours seulement avant le 9 thermidor.

Cette notice se termine par la plus admirable page qu’ait jamais inspirée la religion. Nous avions déjà lu par fragmens, dans l’Histoire de Mme de Montagu, le récit des derniers momens de la maréchale de Noailles, de la duchesse d’Ayen et de la vicomtesse de Noailles, exécutées toutes trois le même jour. Cette fois nous avons le récit tout entier, et il mérite bien qu’on n’en perde rien. Il a été écrit par un prêtre de l’Oratoire, l’abbé Carrichon, confesseur de la duchesse d’Ayen et de sa fille. Un jour qu’il exhortait ses pénitentes à se préparer à la mort, il leur dit : « Si vous allez à la guillotine, et que Dieu m’en donne la force, je vous y accompagnerai. » Elles le prirent au mot et s’écrièrent avec vivacité : « Nous le promettez-vous ? — Oui, répondit-il, et pour que vous me reconnaissiez j’aurai un habit bleu et une veste rouge. » Le jour où les trois victimes montèrent dans la fatale charrette, l’abbé Carrichon, déguisé comme il l’avait promis, menacé lui-même d’une mort certaine, s’il était découvert, se mêla dans la foule et les suivit à pied jusqu’à l’échafaud ; il eut peine d’abord à s’en faire reconnaître malgré tous ses efforts pour se mettre en vue, mais, un orage ayant éclaté, le peuple se dispersa, et le vertueux prêtre resta seul. « Mme de Noailles m’aperçoit, et, souriant, semble me dire : Ah ! vous voilà enfin ! Ah ! que nous sommes aises ! Nous vous avons bien cherché. Maman, le voilà. Mme d’Ayen renaît. Toutes mes irrésolutions cessent. Je me sens un courage extraordinaire. Trempé de sueur et de pluie, je continue à marcher près d’elles. L’orage est au plus haut point, le vent plus impétueux. Les dames de la première charrette en sont fort tourmentées, surtout la maréchale de Noailles ; son grand bonnet renversé laisse voir quelques cheveux gris ; elle chancelle sur sa misérable planche sans dossier, les mains liées derrière le dos. Nous arrivons à la place du carrefour qui précède le faubourg Saint-Antoine. Je devance, j’examine,