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une incroyable ardeur, lorsqu’il fut enlevé, dans la nuit du 26 au 27 mars 1864, à Pau, où il était alors. Rien dans sa santé atteinte, mais en partie robuste, ne faisait prévoir un si brusque et si fatal dénoûment.

Je n’ai rien eu à dire des sentimens religieux d’Ampère, desquels pourtant plusieurs de ses biographes ont cru devoir s’occuper comme s’il leur avait donné des espérances. Il était un esprit essentiellement philosophique et trop habitué à la considération des lois générales pour que l’idée du surnaturel vînt l’en détourner. Cependant son respect pour les convenances était tel, ses égards pour ses amis allaient si loin, sa sensibilité par momens empiétait si fort sur sa pensée, qu’il n’est pas impossible, à ne juger qu’humainement et par les dehors, — qu’il est même assez probable, — qu’il eût accordé, s’il en avait eu le temps, satisfaction aux vœux et aux instances de ses entours. Permis à ceux qui souhaiteraient pour lui quelque chose de plus encore de le supposer. Il professait particulièrement un tendre respect pour la nuance de catholiques libéraux dont Ozanam était à ses yeux le type.

Et maintenant que je suis parvenu au terme de cette longue et encore bien incomplète description d’une nature à la fois si riche et si éparse, je reviens sur une question que je me suis faite et à laquelle il semble que j’aie déjà répondu, et, me remettant à douter (ce qui est mon fort), je me demande derechef si en effet il eût mieux valu pour Ampère concentrer son esprit, son étude et son talent sur une œuvre et sur un livre, sur cette Histoire littéraire de la France à laquelle je mettais tant de prix et que je lui désignais comme son meilleur emploi. Sans doute, en s’y attachant avec suite, il eût contribué plus sûrement à sa renommée, à son autorité, sinon à sa gloire : il eût composé un livre excellent et durable, en vue de tous, à l’usage de tous ; il eût continué de faire l’éducation supérieure de plusieurs générations successives ; quiconque se fût essayé dans cette voie critique l’eût rencontré sans cesse sur son chemin et pendant ces quinze dernières années et dans celles qui suivront ; on aurait eu, en chaque sujet littéraire, à compter avec lui : mais en lui imposant cette tâche, en lui supposant ce souci, suis-je bien entré dans l’esprit de l’homme, ne l’ai-je point tiré un peu trop à moi et dans le sens de ce que je préfère moi-même ? L’imaginer, le désirer tel, n’est-ce pas substituer insensiblement un autre Ampère à celui qu’avait fait la nature et dont la société s’est si bien trouvée ? Voyons un peu : le livre une fois conçu et bâti (et il l’était), en tout lieu, en toute occasion, il n’eût été occupé qu’à l’achever, à le remplir dans toutes ses parties ; puis, une fois imprimé, qu’à le reprendre et à y revenir, à le corriger, à le compléter et à