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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/52

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ne t’applaudis pas, s’écrie-t-il avec feu et comme prenant sa revanche, pour avoir trompé le monde, qui ne demandait qu’à l’être, et pour être parvenu, avec un art que la soif de la servitude rendait facile, à fonder, en conservant le simulacre de la liberté, un despotisme dont nous verrons se développer sous tes successeurs les inévitables conséquences. Et qu’as-tu fait pour être applaudi ? Le peuple romain était fatigué, tu as profité de sa fatigue pour l’endormir. Quand il a été endormi, tu as énervé sa virilité. Tu n’as rien réparé, rien renouvelé ; tu as étouffé, tu as éteint… » On a beau dire, je ne puis me faire à un pareil ton et à de pareilles prises à partie personnelles dans le cadre dès longtemps accompli et immuable de l’histoire. Ampère, qui a commencé par dénigrer un peu Scipion, le grand Africain, finira aussi par diminuer le plus qu’il pourra le siècle fortuné des Antonins. Cela tient à l’esprit même qui circule dans tout son travail et qui est un esprit de polémique contemporaine très sensible. Dans une lettre à la duchesse de Mouchy, à qui certes il ne croyait pas déplaire en tenant ce langage (ô ironie du temps et des choses !), Ampère est allé jusqu’à se qualifier du nom d’émigré, — un vilain nom. Il y a tel chapitre en effet de cette histoire ancienne que l’on dirait écrite par un émigré, tant la prévention vivante y domine ! Mais encore une fois je me récuse, je ne suis pas juge du fond, et je laisse l’auteur historiquement aux prises avec ses vrais contradicteurs en notre temps, les Mommsen, les Léon Renier. Le cicerone en lui me paraît charmant, mais peu sûr. Je suppose que toute cette érudition qui sort et pétille de partout est exacte ; j’ai pourtant quelque peine, je le confesse, à ne pas me défier un peu des entraînemens auxquels je la vois sujette, et j’aimerais à ce qu’un vrai critique, la loupe à la main, y eût passé. En attendant, je jouis en mon particulier de lire les agréables chapitres sur Virgile, Horace, Ovide, Properce, Tibulle, non toutefois sans sourire encore d’entendre Ampère nous dire à propos de ce dernier : « L’aimable Tibulle est le seul des poètes de ce temps auquel je n’aie pas à reprocher un vers en l’honneur d’Auguste. Les âmes tendres ne sont pas toujours les plus faibles. » Voilà un éloge qui sent son anachronisme et auquel l’ombre de Tibulle ne se serait certes pas attendue. Ampère prend ses opposans partout où il peut. Il y met du point d’honneur et en fait son affaire personnelle. On dirait que Caton, en mourant, lui a légué ses pouvoirs.

Ce qui n’empêche pas, au jugement de quelques bons esprits, que cette Histoire romaine ne soit ce qu’Ampère a laissé de mieux et de plus original dans sa vivacité même, une ample étude faite sérieusement et avec passion, et très estimable malgré les fautes.

Ampère, dont ce fut le dernier enthousiasme, y travaillait avec