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prenait parfaitement le désir de l’Italie de profiter des embarras de l’Autriche en Allemagne pour « compléter ses destinées; » mais on se réservait « une liberté d’action pleine et entière pour toute éventualité qui pourrait mettre en danger les intérêts de la France. » Il était bien entendu toutefois que ce n’est pas la réunion de la Vénétie au royaume d’Italie qui serait jamais envisagée comme une éventualité dangereuse.

Pendant que le comte Arese s’acquittait ainsi de sa délicate mission à Paris, le général Govone se débattait à Berlin au milieu de difficultés innombrables, marchant des journées entières dans les ténèbres, craignant partout des attrapes et des pièges. Il arrivait auprès d’une cour où le nom de l’Italie était encore naguère et jusqu’à ces derniers jours l’abomination de la désolation, il y arrivait comme le représentant d’un prince usurpateur qui avait assiégé, détrôné son propre neveu et fait asseoir auprès de lui, dans les carrosses du roi, Garibaldi en chemise rouge, et c’est Guillaume Ier l’oint du Seigneur, l’adorateur du « droit divin, » le zélateur des « conquêtes purement morales[1], » qui allait faire son pacte avec ce messager de la révolution!... L’apparition de ce militaire, qui avait peut-être porté lui-même la camicia rossa, au sein des preux et pieux chevaliers de la Croix sur les bords de la Sprée ne pouvait guère être comparée qu’à celle des jacobins à l’écharpe « satanique » qui étaient venus jadis à Bâle traiter de la paix avec les plénipotentiaires poudrés du roi Frédéric-Guillaume II!... Encore ces jacobins avaient-ils du moins le prestige de la terreur et de la victoire, étaient-ils les envoyés du Dieu des armées ! On comprend les scrupules, les hésitations, les fluctuations de la cour de Berlin dans cette seconde moitié du mois de mars 1866; on comprend aussi les incertitudes, les désespérances du général Govone, les télégrammes variables et parfois complètement décourageans qu’il expédiait d’un jour à l’autre, d’une heure même à l’autre, au président du conseil à Florence. Le 22 mars, par exemple, il mandait à son chef qu’il pouvait considérer sa mission comme définitivement avortée, qu’un séjour plus prolongé à Berlin n’était d’aucune utilité, et cependant c’est le 2û du même mois, c’est-à-dire deux jours après, que M. de Bismarck lançait sa circulaire aux cours allemandes, sonnait le tocsin de la guerre !

Après la circulaire du 24 mars, les négociations furent suivies avec plus d’entrain. Il n’y avait naturellement qu’un esprit fort comme M. de Bismarck pour faire pacte avec ce messager du

  1. « La Prusse ne doit faire en Allemagne que des conquêtes morales, » paroles prononcées par ce prince au moment où il acceptait la régence, le 8 novembre 1858.