Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/725

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tinguer surtout les corps par les formes, par les oppositions de lumière et d’ombre, par les intensités relatives de l’éclairement. Le trait, la ligne, l’ombre portée, sont en quelque sorte le fond le plus solide de toutes nos impressions visuelles. C’est pour cela que nous arrivons à reconnaître les corps sous tous les éclairages, en dépit des changemens extraordinaires de coloration. Le papier blanc, par exemple, est plus foncé au clair de lune que le velours noir au grand jour, et pourtant le papier nous semble encore blanc au clair de lune, et nous ne nous aviserions pas d’appeler blanc du velours noir.

L’intensité de la lumière a cependant beaucoup d’influence sur les impressions : ainsi, au grand soleil, toutes les couleurs se rapprochent pour ainsi dire du blanc; plus la lumière est vive, plus les oppositions de couleurs s’affaiblissent; en même temps les rayons jaunes et rouges deviennent les maîtres et frappent la rétine avec une force croissante. C’est pour cela qu’un paysage fortement éclairé est noyé dans une lumière très dorée, très jaune, qui enveloppe tous les objets colorés comme d’une auréole. A « l’obscure clarté » de la lune, les effets sont tout inverses; alors les ombres, et non plus les lumières, se confondent et se rapprochent; les rayons bleus restent prédominans, le paysage s’enveloppe d’un ton bleuâtre et violacé; il n’y a presque pas d’intermédiaire entre l’éclairement maximum des objets frappés en plein par les rayons lunaires et l’ombre la plus épaisse, — de là quelque chose de heurté, de sec, un mélange singulier d’indécision et de netteté dans les contours, de précision dans les parties éclairées et de confusion dans les ombres.

Les flammes colorées altèrent toutes les nuances familières des objets et rendraient tout méconnaissable, si l’œil n’était naturellement beaucoup plus indifférent aux couleurs qu’aux formes et aux contours. A la lueur du gaz, des bougies, des lampes, les couleurs ne sont plus du tout ce qu’elles étaient à la lumière solaire. Les femmes ont des toilettes pour le matin et d’autres pour le soir. Les tableaux des grands coloristes ne doivent être regardés que le jour. Il n’est pas besoin du reste d’un éclairage nouveau pour modifier les couleurs; lors même que la source de lumière ne change pas, la nuance d’un objet varie suivant le fond sur lequel il se détache. M. Chevreul a le premier analysé avec finesse cette loi singulière du contraste des couleurs. Il a fait voir qu’un dessin du même gris, par exemple, étant placé sur un fond blanc, noir, rouge, orangé, jaune, vert, bleu et violet, l’œil voit huit gris différens. Cela vient de ce que chacun de ces fonds projette sur ce qui l’avoisine la couleur complémentaire de la sienne propre (deux couleurs sont dites