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les composent n’ont point une égale valeur pour la solution du problème qui nous occupe. Ces sociétés ont aussi leur partie civilisée et leur partie barbare : la première, en très petite minorité, forme, par une culture intellectuelle supérieure, une sorte d’aristocratie qui, bien que ne correspondant plus à une classe, encore moins à une caste distincte, n’en est pas moins réelle; la seconde, en immense majorité, est celle à qui le défaut d’éducation première et la nécessité d’un labeur matériel incessant ferment toutes les issues de la science et de la philosophie. La vraie vie religieuse et philosophique se trouve concentrée dans une élite au sein de laquelle se préparent et commencent tous les mouvemens de la pensée qui peuvent décider des destinées religieuses ou philosophiques du monde moderne. C’est donc là qu’il faut surtout regarder. Or il est un signe infaillible auquel on reconnaît qu’une religion est en décadence ou en progrès : ce n’est pas précisément le nombre plus ou moins grand d’adeptes qu’elle gagne ou qu’elle perd, c’est la qualité intellectuelle ou sociale de ceux qui s’y rallient ou s’en détachent. Quand elle cesse d’être la croyance du monde où règnent la pensée et la science, elle entre dans sa période de décadence, fût-elle toujours en possession de la multitude.

Le polythéisme en est un exemple décisif. Il était encore la religion de l’immense majorité, lorsqu’il avait déjà perdu tout son prestige sur les esprits d’élite. Les savans et les philosophes de profession étaient les seuls qui, sans rêver une nouvelle doctrine religieuse, vissent clair dans les fables de la mythologie. Et combien alors le monde savant et philosophique était restreint! Les prêtres étaient croyans par état; les magistrats de la cité pratiquaient par convenance politique; le peuple croyait de toute la force de son imagination, qui ne résiste jamais à l’éclat des symboles. Les historiens, les poètes, les moralistes, les hommes d’état du temps, comme Aristophane, comme Cicéron, comme Tacite, comme Pline, n’élevaient aucun doute sur la perpétuité des vieilles institutions religieuses malgré les progrès de la philosophie dans tous les esprits d’élite, au nombre desquels ils ne manquaient pas de se compter. Au moment donc où la petite société religieuse créée par la légende du Christ se répandit dans le monde des gentils, et forma le noyau de la grande église chrétienne, elle trouva un monde encore universellement et profondément païen malgré l’incrédulité de ses écoles philosophiques et l’exaltation de ses sectes mythiques. C’est une grande erreur de croire que les masses se précipitèrent tout d’abord dans la nouvelle religion. Sans doute ce ne fut ni dans le sacerdoce ancien, ni dans le monde officiel et politique, ni dans l’aristocratie savante et philosophique qu’elle fit surtout ses premières