Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/825

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ambitions et des aspirations de nos sociétés si positives; ils ne l’ont vue et jugée que parle titre et le dénoûment, sans s’intéresser à ce qu’il y eut de sincère, de généreux, d’héroïque, dans la manière dont l’entreprise fut conçue et conduite. Pour une société comme la nôtre, la retraite de Ménilmontant ne sera jamais qu’une parodie de la retraite des apôtres après la mort de Jésus, et pourtant, dans cette petite société d’hommes qui se croyaient la mission de renouveler, eux aussi, la face du monde, il y eut beaucoup des sentimens, des affections, des espérances naïves qui agitèrent la première église chrétienne. Là aussi le cœur battit fortement pour le salut du genre humain; là aussi on s’aima, on se donna tout à tous, on se sentit en famille, on se prodigua les noms de frère, de père, de fils, avec le sérieux accent d’une tendresse véritable. Tous ceux qui ont vu les saint-simoniens à l’œuvre et dans leur vie commune en ont remporté une impression d’estime et de sympathie pour toutes ces bonnes et généreuses natures qui se sont oubliées un moment dans le sentiment d’une immense tâche au point d’abdiquer à la fois la personnalité, dont le sacrifice est toujours beau, et la liberté, dont l’abandon n’est jamais permis.

Pourquoi le saint-simonisme a-t-il fini comme on sait? Il faudrait n’être pas de ce temps pour s’en étonner. Aujourd’hui que l’ivresse de l’initiation est passée, et que les membres de cette société n’ont plus qu’à faire un mélancolique retour sur les espérances déçues d’une jeunesse enthousiaste, il n’en est guère qui ne reconnaissent et n’avouent leur méprise. Le saint-simonisme a eu le sort de toutes les utopies qui sont des anachronismes. Ce n’est point la faiblesse, pour ne pas dire la nullité de sa métaphysique, qui a fait obstacle à son succès, ce n’est même pas, chose plus grave, l’équivoque pureté de sa morale, c’est encore moins sa discipline théocratique, si contraire à l’esprit libéral, qui est l’esprit des sociétés modernes. Toute religion prend à l’homme plus ou moins de sa liberté, et ce n’est jamais ce qui l’empêche de conquérir les masses. Les fâcheuses réserves touchant les relations de sexes qui, avant même d’avoir abouti à une formule dangereuse, indignaient l’opinion publique et inquiétaient les plus ardens disciples, ont pu exercer une certaine influence sur l’issue du procès de la société; mais, avant ce procès, le mouvement saint-simonien avait déjà avorté. Enfin un mouvement religieux, l’histoire le prouve, n’a pas besoin, du moins au début, d’un grand déploiement de spéculation métaphysique pour s’étendre et gagner le cœur de l’humanité. Une église n’est pas une école de philosophie. Le christianisme n’a guère commencé que par un sentiment, c’est ce sentiment qui, grâce à une sublime légende, a conquis tant d’âmes et créé tant d’églises. La savante théologie