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politiques de leurs chefs accrurent encore cette propension. Les « familles gouvernantes » (regeering familien) s’allièrent de même d’une ville à l’autre. De là l’occasion offerte à tel bourgmestre ou échevin d’Amsterdam ou de La Haye, par exemple, qui ne voyait pas de place disponible pour son fils dans sa ville natale, de le caser, à charge de revanche éventuelle, à Gouda, à Dordrecht ou à Rotterdam. De là enfin la constitution finale d’un patriciat bourgeois et républicain, répandu sur toute la surface du pays, ayant conscience de sa solidarité, bientôt exclusif vis-à-vis des autres classes, et dont le rôle historique est plus grand qu’on ne pense. Cet état de choses tenait si intimement à l’esprit des institutions et aux mœurs qu’en 1748, le stathouder Guillaume IV ayant, dans un moment de réaction orangiste, fait entrer d’autorité un nombre assez considérable de noms nouveaux parmi les familles gouvernantes, les favorisés de ce petit coup d’état, dès le lendemain de leur arrivée au pouvoir, épousèrent au moins aussi chaudement que leurs devanciers les intérêts, les idées et les préjugés du patriciat.

Tout bourgeois qu’il était, ce patriciat avait une très haute idée de lui-même. Il avait imposé à l’Espagne la reconnaissance de l’indépendance nationale. Il s’était vu courtisé à l’envi par les plus puissans monarques de l’Europe, Louis XIV par deux fois, au temps des De Witt et dans les années qui précédèrent la révolution d’Angleterre, l’avait circonvenu de prévenances et de promesses. Il avait envoyé ses flottes victorieuses déployer les trois couleurs nationales dans toutes les mers et jusque sous les murs de Londres. Quand la révocation de l’édit de Nantes vint dessiller les yeux les plus prévenus en faveur du roi-soleil, ce fut le concours longtemps indécis des villes qui permit à Guillaume III de renverser Jacques II et d’organiser la coalition contre la France. Les Hollandais, excellant dans la guerre maritime, défendant leurs villes avec acharnement, n’ont jamais eu beaucoup de goût pour la guerre continentale, et leurs armées pendant les derniers siècles se composaient presque entièrement de Suisses, de Wallons et d’Allemands; mais on tenait à honneur dans les maisons princières d’y exercer le métier des armes, et plus d’une fois des fils de familles régnantes vinrent humblement, chapeau bas, solliciter des bourgeois hollandais l’insigne faveur d’un commandement. Quiconque a vu dans les musées et les hôtels de ville des Pays-Bas ces bourgmestres, ces pensionnaires[1], ces membres des vroedschrapen[2], tout de noir habillés, avec leurs rabats, leurs fraises à

  1. Le pensionnaire d’une ville ou d’une province était un magistrat chargé de veiller au maintien des franchises et privilèges, fonction qui lui assurait un grand pouvoir effectif.
  2. Littéralement des prud’hommes. C’étaient les conseils des villes.