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revenir sur ma résolution. Croyez-moi, le sacrifice que je fais me coûte beaucoup; mais je sais qu’en le faisant je remplis mon devoir, et que, si j’en suis malheureuse, je le serais bien plus encore en me rendant à vos désirs. Dieu, je l’espère, vous fera trouver une femme digne de vous et dont la tendresse m’effacera de votre souvenir. Il est probable que je ne verrai pas cela. J’ai le pressentiment que je ne resterai pas longtemps sur la terre; mais une de mes dernières prières sera certainement celle que j’adresserai au ciel pour votre bonheur.

« Votre sincère amie. »


Il faut que la critique littéraire soit aussi passionnée dans ses jugemens que la controverse politique pour qu’on ait pu songer à blâmer la tendance morale d’un roman où des sentimens aussi délicats et aussi purs forment la note prédominante. La vraie moralité d’une œuvre d’imagination consiste non pas à récompenser la vertu et à punir le vice, mais à faire voir le mal dans sa laideur et le bien dans sa beauté souveraine. C’est là incontestablement le mérite de l’œuvre que nous venons d’analyser. La fin mélancolique de l’héroïne, bien loin d’affaiblir cette impression salutaire, lui donne un relief d’une rare vigueur.

En somme, les œuvres romantiques de van Lennep resteront comme un des monumens remarquables de ce genre littéraire pour lequel notre siècle s’est passionné, et elles devront ce privilège à ce que, plus tôt que beaucoup de ses émules dans son pays et à l’étranger, l’auteur hollandais a su faire luire les rayons d’un idéal élevé au milieu des réalités qu’il s’est attaché à peindre avec une fidélité scrupuleuse. On ne m’ôtera pas de l’esprit que c’est de ce côté que le roman contemporain doit s’efforcer de marcher, s’il veut se renouveler et vivre. Sous ce rapport, van Lennep laisse un exemple à méditer et à suivre. Depuis que nous sommes revenus du roman historique, socialiste, ou purement idéaliste, nous sommes retombés sur le roman réaliste qui ne craint pas de décrire, quand l’occasion s’en présente, le fumier ou l’égout aussi bien que le lac bleu. Je n’y vois aucun mal a priori, seulement que nos romanciers se disent bien qu’on ne lit des romans que pour varier la monotonie vulgaire de la vie quotidienne, qu’on aime mieux avoir sous les yeux un lac bleu qu’un égout, et que celui-ci n’est supportable que si quelques rayons de soleil habilement dirigés à la surface font miroiter quelques perles annonçant que plus loin se trouve une région lumineuse où il fait bien meilleur respirer et vivre. Sachons peindre tout ce qui est réel; mais parmi les réalités n’oublions jamais celle-ci, que l’homme ne sait se passer d’idéal ni en lui-même, ni autour de lui.


ALBERT REVILLE.