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relever pour être justes. Ce débat n’est pas sans importance même en politique, ou, pour mieux dire, il est le fond même des grands conflits politiques de notre siècle.

Bornons-nous à la morale. Montaigne parait être le premier qui ait développé dans toute sa force l’argument sceptique contre la morale, au moins chez les modernes. Tout le monde connaît son admirable apologie de Raymond de Sebonde, arsenal vraiment inépuisable d’objections et de difficultés contre la raison humaine. C’est là qu’on trouvera la première et vive expression du scepticisme moral. «Ils sont plaisans, dit-il, quand, pour donner quelque certitude aux lois, ils disent qu’il y en a aulcunes fermes, perpétuelles et immuables qu’ils nomment lois naturelles, qui sont empreintes en l’humain genre par la condition de leur propre essence, et de celles-Là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins; or ils sont si desfortunés que de ces trois ou quatre lois choisies il n’y en a une seule qui ne soit contredite et désavouée non par une nation, mais par plusieurs... Il n’est chose en quoi le monde soit si divers qu’en coutumes et en lois. Telle chose est ici abominable, qui apporte recommandation ailleurs, comme en Lacédémone la subtilité de dérober; les mariages entre les proches sont capitalement défendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur. Meurtre des pères, communication des femmes, trafique de volerie, licence à toute sorte de voluptés, il n’est rien en somme si extrême qui ne se trouve reçu par l’usage de quelque nation. » Et cependant ce même Montaigne, qui se complaît dans ces sortes de contradictions, a écrit ailleurs cette belle parole, qui est la condamnation des lignes précédentes : « la justice en soi, naturelle et universelle, est autrement réglée et plus noblement que n’est cette autre justice spéciale, nationale, contrainte au besoing de nos polices. »

Pascal a repris à son tour, comme chacun sait, la thèse de Montaigne, et lui a presque emprunté son langage et ses paroles en y ajoutant ce ton fier, hardi et méprisant qu’il porte partout, et qui est en quelque sorte son signalement. « Si l’homme connoissoit la justice, il n’auroit point établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes : que chacun suive les mœurs de son pays; l’éclat de la véritable équité auroit assujetti tous les peuples, et les législateurs n’auroient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les caprices des Perses et des Allemands. On la verroit plantée dans tous les états du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit presque rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien