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décide de la vérité. Le droit a ses époques. L’entrée de Saturne au Lion nous montre l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne! Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà! » Cependant Pascal lui-même ne niait pas absolument la loi naturelle, car il ajoutait : « Sans doute il y a des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. » En d’autres termes, le péché originel a tout gâté. Fort bien; mais l’école matérialiste prend l’argument comme bon pour elle, et elle laisse le correctif.

L’école matérialiste en effet ne pouvait guère manquer de reprendre à son compte cette sorte de lieu commun, et elle s’est servie, pour le développer, des témoignages des plus récens voyageurs. Le Dr Buchner affirme que les peuples sauvages sont dépourvus de tout caractère moral, et commettent les plus atroces cruautés sans aucun remords de conscience. L’idée de la propriété n’existe pas pour eux, ou existe à peine; par exemple, selon le capitaine Montravel, les Nouveaux-Calédoniens partagent tout ce qu’ils possèdent avec le premier venu[1]. Le vol, l’assassinat, la vengeance, sont leurs divertissemens familiers. Il y a aux Indes une association terrible, celle des thuggs, qui exerce l’assassinat au nom d’un dogme religieux. Les Damaras, peuplades de l’Afrique méridionale, n’ont aucune idée de l’inceste. Suivant Brehm, les nègres du Soudan non-seulement excusent la fraude, le vol et le meurtre, mais considèrent ces actions comme très dignes de l’humanité. Le mensonge et la fraude leur paraissent le triomphe de la supériorité intellectuelle sur la stupidité. Le capitaine Speke raconte des Somalis (sur le golfe d’Aden) qu’une fourberie bien exécutée leur est plus agréable qu’aucune manière de gagner leur vie. Chez les Fidschis, le meurtre est une action glorieuse. Werner-Munziger (des Mœurs et du droit chez les Bogos) raconte que chez ces peuplades la vengeance, la dissimulation de la haine jusqu’au moment favorable, la politesse, la fierté, la paresse, le mépris pour le travail, la générosité, l’hospitalité, l’amour du faste, la prudence, sont les signes distinctifs de l’homme vertueux[2]... Waitz (Anthropologie des peuples à l’état de nature) raconte que tel sauvage, interrogé sur la différence du bien et du mal, répondit : Le bien, c’est quand nous enlevons aux autres leurs femmes; le mal, quand ils nous enlèvent les nôtres. Les nègres de Cuba, suivant le comte Goertz (Voyage autour du monde), sont d’un caractère très vil et n’ont aucun sentiment moral; un instinct bestial ou une spéculation rusée est le seul mobile de leurs actions. Ils traitent de faiblesse la générosité

  1. Voilà un exemple singulièrement choisi pour prouver l’immoralité des sauvages!
  2. Tout n’est donc pas erroné chez ces sauvages : politesse, fierté, générosité, hospitalité, prudence, ne sont pas déjà des vertus si méprisables.