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jeune marchand choisit pour aller à elle. « Elle a perdu, dit-il, son orgueil, son amour et sa joie; il est temps de la voir. » Il se rend au cimetière. La malheureuse, le voyant, lui dit : « Fils de mon maître, quand mon corps était doux comme la fleur du lotus, qu’il était orné de parures et de vêtemens précieux, j’ai été assez malheureuse pour ne point te voir. Aujourd’hui pourquoi viens-tu contempler en ce lieu un corps souillé de sang et de boue? — Ma sœur, répondit le jeune homme, je ne suis point venu naguère auprès de toi attiré par l’amour du plaisir, je viens aujourd’hui pour connaître la véritable nature du misérable objet de jouissance de l’homme. » Puis il la console par l’enseignement de la loi; ses discours portent le calme dans l’âme de l’infortunée. Elle meurt en faisant un acte de foi au Bouddha pour renaître bientôt parmi les dieux[1].

Quelque touchante que soit cette légende, elle le cède encore, à mon avis, à celle de Kunala, fils du roi Açoka. Celle-ci, historique ou non, réunit, on peut le dire, tous les genres de beauté. La belle-mère de Kunala, comme la courtisane de la légende précédente, se prend de passion pour ce jeune prince, et cette Phèdre indienne déclare cette passion dans les termes les plus ardens, qu’Euripide et Racine n’ont pas surpassés. « A la vue de ton regard ravissant, de ton beau corps et de tes yeux charmans, tout mon corps brûle comme la paille desséchée que consume l’incendie d’une forêt. » Kunala, comme un autre Hippolyte, lui répond par ces belles et nobles paroles : « Ne parle pas ainsi devant un fils, car tu es pour moi comme une mère; renonce à une passion déréglée, cet amour serait pour toi le chemin de l’enfer. » Comme la malheureuse insiste et le presse : « O ma mère, dit le jeune prince, plutôt mourir en restant pur; je n’ai que faire d’une vie qui serait pour les gens de bien un objet de blâme. » Cependant la reine obtient de son mari Açoka la jouissance du pouvoir royal pendant sept jours. Elle en profite pour condamner le prince Kunala à perdre les yeux. Les bourreaux eux-mêmes se refusent à cet ordre barbare en s’écriant : « Nous n’en avons pas le courage. » Mais le prince, qui croit que c’est par ordre de son père que ce supplice lui est infligé, les invite à obéir, et leur faisant un cadeau : « Faites votre devoir, leur dit-il, pour prix de ce présent. » Ils refusent encore, et il faut que ce soit un exécuteur de hasard qui se charge de cette atrocité. Un des yeux est arraché d’abord; le prince se le fait donner et le prend dans la main. « Pourquoi donc, lui dit-il, ne vois-tu plus les formes comme tu les voyais tout à l’heure, grossier globe de chair? Combien ils s’abusent les insensés qui s’attachent à toi en disant :

  1. Voyez Barthélémy Saint-Hilaire, le Bouddha, ch. V.