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fussent bien réellement siennes, pour ne rappeler en rien ses rivaux et ses maîtres. À ces précautions et à ces soins, il a dépensé une intelligence tout à fait rare. Nul peintre n’a mis plus d’idées dans ses tableaux; on peut dire qu’il y en a mis une par chaque coup de pinceau. Il résulte de cette extrême abondance d’idées une conséquence des plus singulières : ses tableaux manquent d’inspiration centrale et se composent d’épisodes. C’est que l’inspiration centrale n’existe que dans les œuvres qui sont nées d’un jet spontané, parce qu’alors la force de la nature entraîne dans un Ilot général les idées accessoires, et les fait toutes converger vers le sentiment principal dont elles dépendent; mais, lorsque l’artiste a recours à la seule intelligence, faculté qui ne sait que diviser et dissoudre, chacune de ces idées accessoires prend une importance égoïste : la méditation ne peut s’en détacher qu’après les avoir successivement exprimées dans leur intégrité ; elle ne croit les avoir jamais exactement rendues, et au milieu de cet excès de scrupule l’artiste oublie son but principal, et l’unité de son œuvre est perdue.

Je veux prendre un exemple, un seul, pour montrer l’originalité propre à ce talent, et je choisirai pour cela un tableau qui n’est pas estimé parmi ses plus belles œuvres, mais qui, selon moi, a le mérite de découvrir plus clairement qu’aucun autre ses qualités et ses défauts. Parmi les treize toiles de Gaspard de Crayer que renferme le musée de Bruxelles, il en est une qui représente un martyre, celui de saint Blaise, je crois. Le simple bon sens indique que le personnage central du tableau doit être le martyr, et que c’est dans ce personnage qu’il faudra chercher l’unité de l’inspiration. Crayer y a incontestablement pensé, mais il s’est trouvé que par la faute de son intelligence curieuse et scrupuleuse il s’est arrêté trop longtemps à un de ses personnages secondaires, si bien que l’intérêt de son tableau a été déplacé, et doit être cherché non dans le saint, mais dans un de ses bourreaux. C’est une merveille d’intelligence que le personnage de ce bourreau: mais alors Gaspard de Crayer aurait dû débaptiser son tableau, et l’appeler non le Martyre de saint Blaise, mais un Miracle de la grâce, ou, pour prendre un titre plus purement philosophique, le Triomphe de la nature. Le saint est debout, attaché à une sorte de poteau, les yeux levés au ciel avec une expression de religieuse ferveur. Un des bourreaux est à genoux à ses pieds, qu’il a liés et qu’il martyrise; il fait son horrible besogne avec indifférence et impassibilité, car, ne voyant pas le visage du saint, rien ne le trouble et ne l’émeut. Il n’en est pas ainsi du bourreau qui est en train d’écorcher le bras gauche du saint. C’est une figure de Flamand roux qui en temps ordinaire doit être fort bestiale, mais que la circonstance fait rayonner des