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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/966

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meilleures émotions de l’humanité. Ses regards sont tournés vers le martyr, il voit sa douceur, sa résignation, sa piété, et son cœur s’émeut. La bonté se lève sur ce visage à l’état d’aube; l’attendrissement n’a pas éclaté, il pointe seulement ; la sensibilité éveillée jette une faible lumière; les yeux ne pleurent pas, mais ils se revêtent de ce brillant voile humide qui est l’indice physique des émotions contenues. La grâce opère visiblement, mais elle n’est qu’au début de son aurore, car cette transformation de la nature n’est pas encore assez avancée pour lui faire abandonner son sinistre devoir. Il en résulte dans l’esprit du spectateur une sorte de point d’interrogation qui crée l’émotion la plus irritante qu’on puisse ressentir. Ce personnage se convertira-t-il? Dans tout autre tableau, on ne songerait pas à se poser une question aussi oiseuse; mais comme, par suite du soin avec lequel Crayer l’a étudié, le bourreau est devenu, à l’insu du peintre, le personnage principal, et que c’est sur lui que se porte notre sympathie, on se retire mécontent de l’émotion indéfinie, incomplète, qu’il donne. Tel est l’intérêt des toiles de Gaspard de Crayer, le peintre chez lequel on peut le mieux étudier peut-être le charme et la faiblesse des talens qui se composent d’intelligence.

Mais tous ceux qui ont une tendance au dilettantisme aiment Gaspard de Crayer malgré ses défauts et à cause même de ces défauts. Quand nous avons dépassé un certain degré de culture, ce qui nous charme dans les arts, ce sont moins les qualités saillantes et incontestables que les détails et les nuances, saisissables seulement pour ceux qui, dans les mystères de l’intelligence, se sont élevés au grade de rose-croix. En poésie par exemple, nous tirons notre plaisir de la coupe d’un poème plutôt que du sentiment qu’il exprime; en musique, nous faisons grâce à un morceau pour une demi-mesure qui s’y trouve enclavée, et que nous voudrions entendre répéter indéfiniment en dispensant le musicien de ce qui la précède et de ce qui la suit. Tel est le plaisir fin et rare que Gaspard de Crayer fait éprouver. Je ne puis lui trouver d’analogue dans le domaine des différens arts que le musicien Mendelssohn. Comme Mendelssohn, il demande son inspiration à l’intelligence; comme lui, il est tout en nuances, en intentions, en détails, en idées détachées; comme lui, il est sage, fin, scrupuleux, et, pour que la ressemblance soit plus étroite encore, leur situation d’artistes a été la même. Tous deux sont venus à la fin d’une grande période d’art, tous deux ont ressenti les mêmes difficultés et ont eu besoin des mêmes efforts.

Lorsque dans le cours d’un grand mouvement d’art on voit apparaître des hommes comme Gaspard de Crayer et Mendelssohn, on peut se tenir pour sûr que ce mouvement est achevé. Grands