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dans la même route, il en avait ajouté un troisième au second. Ainsi de Wiertz ; par une progression insensible, il était arrivé à dépasser non-seulement toutes les limites de son art, mais encore toutes les limites du sens commun. On peut conseiller la visite de cette galerie à ceux qui veulent savoir où peut mener un point de départ erroné. On commence par des œuvres comme la Mort de Patrocle, au milieu de la route on atteint pour point culminant des œuvres comme le Triomphe du Christ, et on arrive par pentes insensibles à des œuvres comme les Visions d’une tête coupée, et l’État de l’âme après la mort, véritables accès de délire d’un esprit qui a péché contre la vie et la nature, et que la vie et la nature punissent en se retirant de lui. Je veux dire un mot de ces toiles, dont M. de Laveleye n’a point parlé.

L’état d’orgueil est un état de fièvre, et doit produire nécessairement les mêmes effets que la fièvre, c’est-à-dire pervertir Ses sensations normales et les rendre douloureuses. C’est ce qui semble être arrivé à Wiertz. L’effort soutenu, la surexcitation morale qu’exigeait le but qu’il poursuivait avec cet entêtement, avaient fini par engendrer un état maladif habituel. On s’en aperçoit aux rêves désordonnés, sanglans, hystériques, véritables visions d’agonisant qui bat la campagne, dont les dernières années de sa vie ont été obsédées. Ces œuvres sont à la fois insensées et puériles. Voulez-vous savoir ce qu’est l’état de l’âme un quart d’heure après la mort ? Eh bien ! figurez-vous un bolide ou mieux une étoile filante qui remonte l’espace en ligne droite. Il faut entendre en un double sens ce mot d’étoile filante, car cette âme météorique file à mesure qu’elle monte une sorte de matière laiteuse, comme les vers à soie laissent des traînées de leur substance lorsqu’ils sont mûrs pour le cocon. Cette matière figure les atomes terrestres qui sont restés attachés à l’âme et qui tombent à mesure qu’elle s’éloigne du corps. Vous représentez-vous l’intéressant et intelligible tableau que cela compose ? Mais ce n’est rien à côté du tableau où il a voulu exprimer les diverses périodes qui s’écoulent entre le temps de la décapitation et la cessation définitive de la vie. Le tableau est divisé en trois compartimens : dans le premier, la vie est complète encore, et la tête coupée voit tout distinctement, l’échafaud et la foule. Dans le second, la vision du monde extérieur persiste, mais est devenue confuse, tout tourne comme dans le vertige ou le début de l’évanouissement ; enfin dans le troisième, la tête voit, quoi ? un immense feu d’artifice, des flammes du Bengale, des chandelles romaines, des fusées, des étoiles qui éclatent. C’est la vie qui en se retirant fait jaillir en éclaboussures fantasquement colorées les dernières sensations.