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Ces rêves lugubres et sanglans semblent indiquer un principe de folie sombre, et Wiertz en a d’autres encore, de nature fort contraire et qui se rapportent à l’état d’hystérie. La peinture de Wiertz a de grandes prétentions à la morale; mais il la fait défendre souvent par un certain cynisme flamand qui l’outrage au moment même où elle prétend la venger. Adrien Brauwer a peint autrefois la réception d’une sorcière; Wiertz a eu l’idée moins heureuse de nous représenter une sorcière expérimentée, qui a de nombreuses années de pratique, et dont les visites au sabbat ne se comptent plus. C’est pour le sabbat qu’elle s’apprête visiblement à partir, son inénarrable posture ne permet pas à cet égard le moindre doute. Bien plus inénarrable encore est le tableau qui porte pour titre l’Amorce de l’amour, et qui est bien la plus étrange bucolique qu’on ait jamais osé imaginer. Derrière un buisson, l’enfant Amour;... mais je laisse à qui le voudra prendre le soin difficile de faire comprendre ce tableau dont Wiertz a augmenté le nombre déjà si considérable des idylles où figure l’amour. Nous avions l’Amour malade, l’Amour piqué par une abeille, l’Amour blessé de ses propres flèches, l’Amour mouillé; mais sous quel titre ingénieux désigner l’amour inventé par Wiertz? Heureusement le peintre a une qualité qui sauve en partie toutes ces tristes inventions, c’est qu’il ne perd jamais de vue le sentiment de la beauté. Cette sorcière aux chairs molles, aux couleurs couperosées, si repoussante qu’elle soit, vient en droite ligne de Rubens; il en vient aussi directement, l’enfant de cette idylle que nous n’osons nommer. Dans un tableau énigmatiquement intitulé En famille, le peintre a représenté une jeune fille, le corps penché hors d’une fenêtre, et présentant à un personnage qu’on ne voit pas le sélam d’une rose; il y a de la grâce dans cette tête qui sourit d’une manière un peu banale. Le plus remarquable de ces tableaux qu’on pourrait appeler les tableaux de genre de Wiertz est celui que le livret nomme la Belle Rosine. Une jeune fille dans la fleur de l’adolescence, d’une taille svelte, d’une beauté fine et cependant un peu vulgaire, est debout devant une table, et sur cette table est placé un mignon squelette; ce sont les petits os qui servent de charpente à son frêle corps. Cette traduction du célèbre passage d’Hamlet : « dis-lui qu’il faudra qu’elle en vienne à ce visage-là, » rappelle par le caractère moral la fantaisie lugubre d’Hogarth. C’est de beaucoup la plus acceptable des toiles où Wiertz s’est posé en vengeur de la morale.

Wiertz avait-il du génie? A mon avis, il en a eu deux fois en sa vie, dans les deux tableaux qui s’intitulent un Grand de la terre et la Chair à canon. Un grand de la terre est une page digne de Rabelais, grand éloge, mais qui est l’expression la plus exacte de la