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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


maudit soit le lait dont je t’ai nourri, si tu témoignes faussement ! » Quant à Milosch, guerrier et poète, c’est une sorte de héros idéal qui exprime les sentimens les plus élevés de sa race, comme Marko en représente la force et les colères formidables. Aussi, quel dévouement que celui de Marko pour Milosch Obilitch ! Il le protége non-seulement contre les Turcs, mais contre les puissances mystérieuses, contre les vilas de la montagne. Sentimens de famille, tendre et virile amitié, comme tout cela est bien l’image du peuple serbe ! Enfin, et c’est là surtout ce que signifie cette légende extraordinaire, Marko jusqu’à son dernier souffle est l’espoir des Serbes et l’épouvante des Turcs. Quand il s’éteint âgé de trois cents ans, quand la vila de la montagne l’avertit que son heure est venue, et que, ne pouvant tomber sous les coups du sabre ou de la lance, il va mourir de la main de Dieu, « l’antique tueur, » sa première pensée est de ne rien laisser derrière lui qui puisse profiter aux ennemis et nuire à ses frères. Quelle honte si Scharatz, son vaillant cheval, qui le porte depuis cent cinquante ans, allait tomber aux mains des Turcs ! Il faut que Scharatz et Marko meurent ensemble. Il lui abat la tête d’un coup de sabre, et pieusement il lui creuse sa fosse. Ensuite il brise son sabre, il brise sa lance, et de sa main droite saisissant sa masse noueuse il la précipite « du haut de l’Ourvina dans la mer grise et profonde. » Comme il meurt sans blessure, sans fatigue même, et uniquement parce que son heure est venue, les gens qui passeraient par la montagne pourraient le croire endormi ; lui-même il écrit une lettre pour annoncer qu’il est mort et demander qu’on l’ensevelisse. Il a sur lui tout un trésor de jaunes ducats qu’il divise en trois parts ; l’une sera pour le passant qui lui rendra les derniers devoirs, l’autre sera consacrée à l’ornement des églises, la troisième sera donnée aux manchots et aux aveugles, afin que les aveugles aillent par le monde chantant Marko Kralievitch[1]. Il place la lettre sur une branche du pin au pied duquel il va mourir ; puis, ôtant son dolman vert, il l’étend sur l’herbe, se signe, s’assied, rabat son bonnet de martre sur ses yeux, se couche et ne se relève plus. Pendant une semaine entière, tous ceux qui passent sont persuadés qu’il dort, et s’écartent sans bruit, respectant son sommeil. Un vieux moine, l’igoumène Yaço[2], de la blanche église de Vilindar, traversant la montagne avec son diacre Isaïe, aperçoit la lettre sur la branche du pin, il s’approche, il l’ouvre… Ah ! comme il pleure, le religieux à barbe blanche, en apprenant que Marko a cessé de vivre ! Il met le corps

  1. Dès cette époque en Serbie, les pesmas héroïques étaient chantés par les mendians aveugles, qui les portaient de village en village.
  2. L’igoumène, le supérieur du couvent, mot que les Serbes ont emprunté aux Grecs.