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les Turcs vainqueurs à Kossovo et la Serbie sous le joug, ce terrible batailleur a fait trembler ses alliés de la veille. Voilà ce que la légende a retenu, oubliant tout le reste, et de là sont nés ces poèmes où Marko représente ce qu’il y a de plus pur au monde, l’héroïsme national et religieux. C’est exactement l’histoire du Cid Campéador telle que l’a retrouvée l’érudition de nos jours. Ce Marko transfiguré est le type du peuple serbe sous la domination ottomane, comme le Cid transfiguré est le type du peuple espagnol sous la domination des Maures. Marko ne craint rien, excepté Dieu. Le premier acte de sa vie est un acte de loyauté sublime. Son père, Youkachine, un des petits rois serbes vassaux de l’empereur Douscban, était le tuteur d’Ourosch, le dernier héritier de l’illustre race des Nemanja ; quand Youkachine veut détrôner son pupille, Marko n’hésite point. « Mon père a tort, dit-il, l’empire est à cet enfant. » À ces mots, Youkachine le maudit : « Marko, mon fils, que Dieu t’extermine ! Puisses-tu n’avoir ni tombeau ni postérité ! Et puisse la vie ne pas te quitter que tu n’aies servi le tsar des Turcs ! » En revanche, Ourosch le bénit : « Marko, mon parrain. Dieu t’assiste ! Que ton visage brille dans le conseil ! Que ton épée tranche dans le combat ! Qu’il ne se trouve point de preux qui l’emporte sur toi, et que ton nom partout soit célébré, tant qu’il y aura un soleil et tant qu’il y aura une lune ! » Cette malédiction et cette bénédiction, voilà d’avance la destinée de Marko. Il est esclave des Turcs, mais Dieu l’assiste, et partout où paraît Marko, le Turc est saisi d’épouvante. Un jour, Marko entre dans le divan, sa masse d’armes à la main, et le sultan recule jusqu’au mur. Une autre fois, il tue un vizir qui l’a insulté à la chasse, et afin de prévenir les faux rapports il va lui-même raconter la chose au sultan dans son palais d’Andrinople. Le sultan écoute, puis, éclatant de rire : « Bravo ! dit-il, si tu n’avais pas agi de la sorte, je ne t’aurais plus appelé mon fils. Tout Turc peut être vizir, mais de brave pareil à Marko, il n’y en a point. » En même temps il lui donne mille ducats pour se réjouir et aller boire du vin frais. « Mais, ajoute le poète, ce n’était pas pour qu’il bût du vin que le sultan lui donnait ces ducats, c’était pour qu’il s’ôtât de ses yeux, car la colère de Marko était terrible. »

Dans cette longue série de poèmes consacrés à Marko, le fils de roi, bien des personnages serbes ont un rôle significatif ; les plus touchans sont la mère de Marko, Euphrosine, et Milosch Obilitch, son frère d’armes. Ce que Marko fait de plus grand, c’est Euphrosine la pieuse reine qui le lui inspire. Lorsque Marko, appelé en arbitre au sujet de la couronne, se trouve placé entre son père et le jeune Ourosch, Euphrosine lui dit : « Marko, mon seul fils, que