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pût arrêter, visiter et brûler, fussent-ils vénitiens, les navires qui faisaient ouvertement la contrebande. Il exigeait que la république donnât au moins des patentes aux vaisseaux qui sortaient de ses ports afin qu’on pût les distinguer des ennemis ; mais le sénat, arguant de sa souveraineté sur l’Adriatique, d’où venait pour lui l’habitude de ne pas donner de patente aux bâtimens qui ne quittaient pas le golfe, refusa de renoncer à un usage qui favorisait les impériaux. L’ambassadeur de France se trouvait soumis au cardinal d’Estrées, venu exprès de Rome à Venise pour y faire observer la neutralité. Le cardinal, flatté et séduit par la république, blessé d’ailleurs que Forbin ne se fût pas adressé directement à lui, non-seulement ne fit pas droit à ses réclamations, mais lui enjoignit de ne pas embrasser tant d’affaires à la fois et d’exécuter ses instructions.

L’ombrageux Forbin s’irrita des reproches, et il ne songea qu’à éluder les ordres. Sa position devenait d’ailleurs intolérable. Tous les ports de la république avaient ordre de lui refuser l’entrée, il mouillait chaque soir en pleine côte. Depuis le commencement de la croisière, ses quatre navires n’avaient brûlé qu’un bateau aux impériaux et capturé deux barques chargées de sel. Il se mit dès lors à jeter à la mer les cargaisons des bâtimens suspects. Venise jeta les hauts cris. Le cardinal transmit ses plaintes à la cour, mais celle-ci, comprenant enfin que, si on ne mettait pas obstacle aux fraudes des Vénitiens, leur neutralité causerait autant de dommage que la guerre, tout en faisant désapprouver par le cardinal ce qu’avait fait Forbin, n’adressa aucun reproche direct à ce dernier. C’était l’autoriser à continuer.

Forbin, le prenant ainsi, brûla bâtiment sur bâtiment, visita jusqu’à la plus petite barque, et arrêta une flotte de 80 voiles qui se rendait à Trieste. Persuadé qu’elle allait y charger un grand convoi pour les impériaux, il n’osa toutefois la brûler sans l’agrément du cardinal, qui le lui défendit expressément, mais il eut soin de l’escorter jusqu’à Trieste et de l’y bloquer. Cependant, l’armée du prince Eugène ayant le plus grand besoin de secours, les Vénitiens permirent aux impériaux d’armer dans leur port un vaisseau de 50 canons acheté aux Anglais et une frégate de 26. Ces bâtimens devaient aller débloquer Trieste. Le cardinal, commençant à ouvrir les yeux, se plaignit de cet armement. « Faites retirer, lui répondit le sénat, le chevalier de Forbin de ces mers, et nous nous chargeons d’empêcher les impériaux de porter aucun secours au prince Eugène. » Le chevalier reçut l’ordre de se retirer à Brindes. À peine y était-il que le vaisseau de 50 canons et la frégate, sortant du port, saluaient le pavillon de Venise, ralliaient le convoi de Trieste, et l’accompagnaient à destination. L’heure de se venger était à la fin