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Cependant il n’a pas changé en vieillissant, et lorsqu’en 1702 il obtient le commandement de deux frégates dans le golfe Adriatique, il est sous le coup d’une double accusation de rapt et de meurtre : attaqué à coups de bâton dans les rues de Toulon par un homme du peuple, le père d’une jeune fille qu’il avait enlevée, il s’est dégagé en le perçant de son épée. Il prend la mer pendant que son procès s’instruit, afin d’échapper à tous les ennuis de sa vie privée, qu’il ne supporte plus si légèrement qu’autrefois. On dirait qu’avec toute la conscience de ce qu’il vaut il se lasse de n’être encore qu’un brillant aventurier et presque un « forban gentilhomme, » comme l’appellera bientôt, en jouant sur son nom, un envoyé du sénat de Venise. Il y a en effet jusque-là dans la vie et les allures du chevalier un étrange composé de grand seigneur et de flibustier.

Forbin avait été envoyé avec ses deux frégates dans l’Adriatique afin d’empêcher que le prince Eugène, qui opérait en Lombardie contre Catinat, ne pût se ravitailler sur les côtes de Dalmatie. Cette mission était délicate, car les Vénitiens, qui se prétendaient souverains du golfe, ne voyaient qu’avec mécontentement des navires du roi entreprendre quoi que ce fût contre les impériaux, qu’ils favorisaient secrètement. Forbin l’accepta néanmoins avec des instructions très restreintes, partit de Toulon et alla mouiller à Brindes, où il fut rejoint par deux bâtimens que le comte d’Estrées lui envoya de Naples. À chaque pas que le chevalier allait faire dans le golfe, la mauvaise volonté de la république de Venise devait lui apparaître. Arrivé à Durazzo, où il se trouvait sur le territoire du Grand-Turc, il avait envoyé Clairon, qui montait un de ses bâtimens, faire une reconnaissance à l’île de Querché, qui était aux Vénitiens. Bien qu’il y eût sur l’île un parti d’impériaux, le commandant Clairon, se fiant à la neutralité de la république, crut pouvoir descendre à terre avec un certain nombre de ses hommes pour entendre la messe ; mais les impériaux eurent à peine appris son arrivée qu’ils l’entourèrent et le massacrèrent, ainsi que ses compagnons. Son navire sans capitaine leva l’ancre et se sauva vers Ancône. Quand Forbin se plaignit de cet attentat au gouverneur de Querché, celui-ci répondit simplement qu’il n’avait pu l’empêcher. Forbin se rendit alors à Venise, fit part des faits à l’ambassadeur de France, en écrivit à la cour, et se plaignit du peu d’étendue de ses instructions, qui ne lui permettaient de rendre aucun service au roi. Les impériaux n’avaient ni assez de navires ni assez de matelots pour approvisionner convenablement l’armée du prince Eugène, et elle se fût trouvée dans le plus grand dénûment, si les Vénitiens ne se fussent chargés de tout. Il fallait donc que Forbin, ne respectant plus une neutralité dérisoire,