Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/270

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

raison, et il n’a pas moins raison d’ajouter que cette opposition de l’esprit, impuissante et inoffensive pour le moment, sans portée politique, était cependant pour l’empire le vrai et sérieux péril de l’avenir. Ceux qui se fient uniquement à la force ne savent pas ce que peut à la longue un petit nombre d’hommes persistant à rester debout, et réservant les droits de la dignité humaine, de l’indépendance morale. Les dissidens des salons, des lettres ou des écoles sous l’empire représentaient simplement cette résistance passive au sein d’une société entraînée et dominée par le génie de la guerre, et entre ces nuances multiples d’opposition celle de M. Royer-Collard et de ses amis, quoique la moins visible et la moins bruyante, était peut-être la plus dangereuse, justement parce qu’elle procédait d’une haute inspiration morale.

Par son enseignement philosophique, M. Royer-Collard était l’adversaire du sensualisme du XVIIIe siècle et le promoteur passionné d’une renaissance des fortes doctrines du spiritualisme. Par ses instincts comme par ses traditions en politique, c’était un royaliste, non pas un royaliste de l’ancien régime, mais un royaliste constitutionnel, prenant à la révolution ce qu’elle avait eu de légitime, n’entrevoyant de restauration possible que par la ratification des libérales conquêtes de 1789. Faire rentrer l’âme dans l’homme par la philosophie spiritualiste et le droit dans le gouvernement par la conciliation de tous les intérêts légitimes, c’était, selon le mot de M. Guizot, la grande pensée que M. Royer-Collard nourrissait dans sa modeste vie, et c’était aussi à ses yeux la seule issue pour échapper à de perpétuelles alternatives d’anarchie et de despotisme. Ceux qui vivaient dans sa familiarité, sans avoir la hauteur de son intelligence, pensaient comme lui. Ce n’étaient point assurément des hommes dangereux; ils ne conspiraient pas, ils ne pouvaient rien, ils ne faisaient rien, ils n’auraient pas hâté d’une heure la chute de l’empire; seulement ils restaient froids et incrédules devant ce déploiement gigantesque de la force, ils ne pouvaient pas croire à la durée indéfinie d’un régime qui faisait si peu de cas de la dignité humaine dans son administration intérieure, et qui tenait si peu de compte des grandes nécessités nationales dans les combinaisons de sa politique. Ils assistaient immobiles et silencieux au spectacle du météore glorieux et sanglant voyageant partout en Europe avant d’aller s’éteindre dans les glaces vengeresses de la Russie, et quand ils se réunissaient quelquefois, c’était pour s’entretenir « à voix basse » des événemens du jour, pour calculer ensemble ce qui restait de chances à cette fortune grandiose qui s’épuisait par ses excès.

C’étaient d’obscurs insoumis de la pensée et de la conscience