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Hommes de pensée et de réflexion arrivés aux affaires par l’étude, par le professorat, ce n’étaient pas précisément des politiques, quoiqu’ils aient eu une grande action politique; ils n’avaient ni la netteté du coup d’œil, ni la simplicité de décision, ni l’art de manier avec sûreté les passions et les intérêts. C’étaient des théoriciens, des raisonneurs, des généralisateurs, des alliés incommodes et des opposans dangereux, portant dans la politique leurs habitudes spéculatives et les allures hautaines de leur pensée, hardis d’intelligence et habiles à déguiser leurs irrésolutions sous l’ampleur des formules, superbes pour eux-mêmes et modestes pour les autres. Quand M. Guizot dit que dans la tentative des doctrinaires il y avait « un grand orgueil, mais un orgueil qui commençait par un acte d’humilité, » c’est vrai; seulement l’orgueil était pour ceux qui faisaient la tentative, l’acte d’humilité consistait dans l’aveu des erreurs et des fautes de ceux qui les avaient précédés.

Leurs doctrines étaient moins des opinions que des axiomes résumant une conception particulière de société et de gouvernement qui était à coup sûr une des entreprises les plus sérieuses pour fonder la politique sur des bases rationnelles à l’issue de toutes les révolutions, qui procédait d’une idée générale de la philosophie et de l’histoire en même temps qu’elle portait la marque indélébile du caractère de ceux qui s’en faisaient les initiateurs et les théoriciens. Par tout leur être, les doctrinaires se rattachaient assurément à 1789. Ils avaient plus que de l’antipathie, ils avaient du dédain pour l’ancien régime et la contre-révolution, à qui ils reconnaissaient le pouvoir de troubler le monde moderne, non de le faire rétrograder. — L’aristocratie, ils l’admettaient comme un fait historique, sans lui accorder le caractère d’une force vivante, sans voir en elle autre chose qu’un souvenir, « une fiction indulgente de la loi, » en la reléguant d’un mot dans le passé : « la voix du commandement aristocratique ne se fait plus entendre au milieu de nous. » L’instinct bourgeois vivait profondément en eux, et même ils le poussaient quelquefois jusqu’à la morgue. Ils avaient la fierté d’une classe qui se sent en possession de la puissance, et qui entre partout comme chez elle. Un jour l’abbé de Montesquiou, qui voyait renaître le « goût du vieux » autour de lui, et qui voulait sans doute habiller ses amis à la mode du temps, eut l’idée d’offrir à M. Royer-Collard le titre de comte. — « Comte vous-même ! » répondit brusquement M. Royer-Collard à son interlocuteur déconcerté. Un vrai doctrinaire n’a jamais été comte. — La monarchie traditionnelle, ces esprits altiers ne la niaient pas, ils l’admettaient au contraire comme un fait légitime, permanent, qui n’acquerrait toutefois une force de durée qu’en s’adaptant à l’état social nouveau, en faisant alliance avec