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rés. Alliés actifs, efficaces et peut-être embarrassans quelquefois, les doctrinaires servaient ce gouvernement bien intentionné dans les chambres et au conseil d’état de la parole et de la plume.

Le jour où la politique changeait, ils passaient dans l’opposition, allant eux-mêmes au-devant de la mesure qui les excluait du conseil d’état, et cette séparation se compliquait d’une rupture douloureuse avec un des leurs, M. de Serre, nature passionnée et droite, âme généreuse, esprit élevé et agité, qui après avoir été un des amis les plus intimes de M. Royer-Collard, après avoir combattu avec lui, se laissait entraîner dans le camp royaliste, croyant sauver la monarchie. C’était M. de Serre qui se chargeait comme garde des sceaux, dans cette première étape de réaction, de signifier à ses amis de la veille un congé naïvement brutal, en laissant à M. Royer-Collard une pension de 10,000 francs, à M. Guizot un traitement qu’il était censé toucher sur le budget des affaires étrangères, et en promettant à M. de Barante une ambassade en Danemark. M. Royer-Collard rejeta la pension avec une fierté dédaigneuse et ne revit plus M. de Serre; M. de Barante n’alla pas en Danemark, et M. Guizot n’avait rien à refuser, puisque le traitement qu’on offrait de lui laisser n’existait pas; il se bornait à relever la méprise de M. de Serre de l’accent d’un homme qui fait son apprentissage de hauteur dans la riposte. « J’attendais votre lettre, j’avais dû la prévoir... Demain comme hier je n’appartiendrai qu’à moi-même, et je m’appartiendrai tout entier... » Les uns et les autres s’y attendaient en effet. C’étaient désormais de dangereux adversaires qui ne devaient plus désarmer qu’un instant, en 1828, dans cette courte et vaine éclaircie du ministère Martignac; mais dans le camp ennemi comme auprès du gouvernement ils restaient fidèles à eux-mêmes, ils ne cessaient de s’appartenir, selon le mot de M. Guizot. Les circonstances changeaient leur position, elles ne changeaient pas leur caractère, elles ne faisaient qu’ouvrir à leurs facultés d’orateurs et d’écrivains une carrière plus libre en leur préparant l’occasion de grandir sous les yeux du pays dans la lutte qui s’étendait et s’animait de jour en jour.

Au milieu de cette opposition qui comptait tant de nuances et qu’agitaient des mobiles si divers, c’était une classe d’hommes d’une originalité singulière, mêlant à des idées laborieusement combinées toutes les saillies d’une nature morale supérieure. On a demandé quelquefois si les doctrinaires étaient nombreux et combien ils étaient. Ils se sont multipliés depuis, ils ont déteint pour ainsi dire autour d’eux; à l’origine, ils n’étaient qu’un petit nombre, et en réalité il n’y en a peut-être que deux qui résument sous une forme concentrée la subtile et forte essence de l’esprit doctrinaire.