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prix et par tous les moyens, conquérir la fortune pour arriver à la vie politique. Quand on interprétait si étrangement ce mot qu’il adressait un jour à ses concitoyens de Lisieux : « enrichissez-vous! » on était à coup sûr souverainement injuste, et on ne faisait en définitive que dégager la logique d’un système qui semblait faire dépendre de l’argent le droit politique, la prépondérance d’une classe.

Au fond, par cette idée de la prédominance des classes moyennes, M. Guizot se laissait tout simplement aller à transporter dans la politique les théories du philosophe historien accoutumé à suivre dans le passé tous ces élémens divers, la royauté, la noblesse, la bourgeoisie, le peuple; il croyait les voir toujours autour de lui comme des êtres distincts; il les distribuait artificiellement, — et même après une expérience cruelle il n’avait pas renoncé à son idée de prédilection. Lorsqu’en 1861, recevant à l’Académie française le père Lacordaire, il avait à parler de son prédécesseur, M. de Tocqueville, cet autre observateur sagace et plus large de la démocratie, il disait : « La démocratie a de nos jours une passion pleine d’iniquité et de péril; elle se croit la société elle-même, la société tout entière; elle y veut dominer seule, et elle ne respecte, je pourrais dire qu’elle ne reconnaît nuls autres droits que les siens. Grande et fatale méprise sur les lois naturelles et nécessaires des sociétés humaines!... » M. Guizot ne voyait pas qu’en effet aujourd’hui, et il y a trente ans c’était déjà ainsi, la démocratie n’est plus une partie de la société, elle est bien la société tout entière, et en prétendant barricader la monarchie constitutionnelle qu’il servait dans une petite citadelle au sein de cette vaste société, il mettait, selon une de ses expressions favorites, cette monarchie dans un grand et pressant péril, sans mieux servir les classes moyennes elles-mêmes. Il déposait dans la politique intérieure de la France nouvelle le germe d’inévitables conflits.

La méprise n’était pas moins réelle et moins périlleuse dans la politique extérieure. M. Guizot a aimé la paix, il l’a défendue avec une passion infatigable sous M. Casimir Perler et quand il dirigeait lui-même les affaires étrangères de la France; il en a fait la condition essentielle et permanente de la monarchie de 1830 depuis le premier jour jusqu’au dernier, et, sans hésitation, il commençait par accepter la première nécessité de cette politique, c’est-à-dire par présenter à l’Europe une France sage, respectant les traités, désavouant toute intention de revenir sur l’œuvre de 1815, résistant à ses propres exaltations aussi bien qu’à l’appel des peuples soulevés au signal de la révolution de juillet. Le roi Louis-Philippe voulait la paix autant au moins que M. Guizot, et je n’ai pas envie d’affaiblir la valeur morale des sentimens qui animaient le roi et le