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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/306

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monts déjà abaissés, transportent leurs fardeaux, laissant à chaque station de leur voyage des moraines latérales et terminales jusqu’à la hauteur de 1,500 mètres. Après de longues époques, quand la température s’adoucit et qu’une partie des glaces commença de fondre, quels entassemens de rochers écroulés elles entraînèrent avec elles! Comme les flancs des montagnes furent creusés, écorchés et fouillés! C’est alors que les vallées reçurent leur dessin et leurs découpures, que les torses des montagnes semblèrent se raidir, que les pics, dénudés, s’effilèrent en aiguilles, que les dents et les dentaux percèrent à travers les gorges, que le front des géans se chargea de rides.

De jeunes qu’elles étaient, les Alpes parurent soudainement vieilles et décharnées; en effet, la dénudation, en entraînant les parties molles, en écorchant les pentes, en diminuant les sommets, ne laissa que le squelette des Alpes de l’époque précédente. Ainsi je voyais comme une préparation à l’histoire générale du dessin et de la sculpture dans l’histoire des Alpes. Ces masses se profilaient peu à peu sous mes yeux comme entre les mains d’un sculpteur. Chaque moment de son œuvre m’apparaissait en son entier. A la fin, après l’époque glaciaire et diluvienne, j’aperçus dans l’atelier un colossal torse du Belvédère mutilé et sublime.

J’ai pu jouir à mon aise du spectacle des ruines de la nature pendant le séjour que j’ai fait dans les Alpes vaudoises, aux plans de Fresnière[1]. Que sont toutes les ruines de Palmyre et de Babylone auprès de celles-là? Le pic de l’Argentine et celui du Grand-Muveran forment encore les jambages contournés des deux piliers sur lesquels portait l’immense voûte qui les rattachait l’un à l’autre pendant l’époque du monde tertiaire. Qu’est devenue cette arcade gigantesque? où est ce dôme de l’un des palais de la création? Le dôme s’est écroulé pierre à pierre, et les débris ont rempli la vallée; ils forment aujourd’hui des piédestaux mousseux sur lesquels croissent les sapins, qui, n’y trouvant presque aucune terre végétale, vivent d’air et de lumière. La rivière torrentueuse de l’Avançon court à travers ces ruines. C’est un enfant en colère près de son berceau; il se mutine en vain, il ne peut ébranler les blocs énormes qui se jouent de son impuissance et de ses clameurs.

La montagne qui est le plus près s’appelle le Cheval-Blanc, parce que ses roches figurent la tête, le cou, l’encolure, la longue échine d’un cheval gigantesque. En escaladant le ciel, il s’est abattu dans l’épaisseur des bois. Au-delà de ce premier bas-relief alpestre s’élève toute droite la haute muraille lézardée du Grand-Muveran. Elle ferme le fond d’un cirque jonché partout de quartiers de rochers

  1. Dans le chalet de mon ami, M. Bergeron.