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grande nation » dans toute sa gloire et dans toute sa jactance. Tout cela lui allait, car il avait fière et martiale tournure. Il attira bientôt l’attention des six chasseurs, debout près de leurs chevaux, et qui, le voyant, se mirent à chuchoter entre eux. L’un d’eux, se détachant du groupe, vint lui demander d’où il venait, et où il comptait aller. Sans même se retourner, et lui jetant par-dessus l’épaule un regard dédaigneux, notre homme répondit en français très sommaire qu’il était le quartier-maître du soixante-treizième, que son régiment arrivait de Malchin, et arriverait dans une demi-heure. — Il faut, ajouta-t-il, que je confère tout de suite avec M. le bailli… À ces mots, le chasseur parut s’émouvoir beaucoup, et Droz, prenant la balle au bond, laissa entendre qu’il s’agissait de certains maraudeurs spécialement pourchassés par son colonel. — Pas plus tard qu’hier, nous en avons fusillé deux, ajouta-t-il avec une gracieuse négligence. — Ces détails intéressaient peut-être les chasseurs, mais il n’y parut guère, car l’un après l’autre ils montèrent à cheval, et, bien que les deux derniers s’attardassent quelque peu, jasant entre eux et se montrant les fenêtres de l’appartement où leur camarade faisait bombance, la cour en quelques instans se trouva vide. Nous autres enfans qui batifolions près de la porte de Brandebourg, nous les vîmes passer, ces foudres de guerre, piétinant jusqu’au poitrail de leurs chevaux dans les épaisses fanges de nos routes mecklembourgeoises. On touchait effectivement au printemps, et le dégel avait commencé.


II.

Herr Droï, vous avez été pour nous un ange de délivrance ! — Ce fut en ces termes légèrement enthousiastes que mamzelle Westphalen félicita et remercia l’horloger, pour qui elle professait dans le secret de son cœur innocent une admiration sans conséquence. Elle l’appelait Droï, croyant mieux prononcer ainsi le français, langue dans laquelle elle s’exprimait assez péniblement pour que ses entretiens avec un étranger qui baragouinait un allemand presque inintelligible fussent sujets à de fréquens malentendus.

L’ange de délivrance, ayant déposé son bonnet à poil sur une chaise de paille et son fusil contre le calorifère de l’office qui servait de salon à mamzelle, s’était attablé devant deux flacons de vin, — cette fois du meilleur, — et les vidait à loisir ; ils lui rappelaient, disait-il, le bon vin du pays de Vaud, beau pays où il se déclarait fier d’être né. — C’est là que les oiseaux chantent et que les ruisseaux murmurent, — ajoutait-il avec un accent pathétique. Cependant la nuit se faisait. Les bouteilles menaçaient de tarir ; mais