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chaude pour chasser le mauvais air, et cinq minutes après il ronflait de la manière du monde la plus rassurante.

Les deux femmes, restées seules, se regardèrent tristement. — Voilà, dit la mère avec un certain découragement, voilà comment, une fois dehors, il s’occupe de ses affaires, et cela sous le coup d’un désastre presque certain, en présence des menaces de cet affreux juif. Ah! ma pauvre enfant! si vous eussiez écouté, l’an dernier, les propositions de mariage que vous faisait ce négociant de Malchin...

— Vous oubliez, mère, qu’il nous croyait riches ou tout au moins à notre aise. Eut-il été bien de le laisser s’engager sur une fausse route? — Puis, sans attendre une réponse, Fieka, déposant son ouvrage, vint baiser sa mère au front, et se retira dans sa petite chambre. La meunière, livrée un temps à ses pénibles réflexions, finit par se lever à son tour. — Elle a raison, cette enfant, dit-elle avec un soupir... Fions-nous à la bonté de Dieu, qui sait mieux que nous ce qui nous convient.


III.

Après le départ du meunier, mamzelle et l’horloger Droz avaient d’un commun accord repris la séance interrompue; mais, à peine assis en face l’un de l’autre, ils virent entrer encore une fois Fritz Sahlmann, affublé pour le coup du casque et du sabre dont le chasseur français avait été dépouillé. Une belle moustache en noir de fumée complétait la mascarade, que mamzelle Westphalen prit en assez mauvaise part, et qui valut au jeune factotum une nouvelle paire de soufflets lestement appliqués. — Laissez là ces armes! s’écria la femme de charge, et courez dire à Mme Droï qu’elle n’a pas à s’inquiéter de son mari. Je le lui renverrai ce soir après qu’il aura soupe. C’est bien le moins que nous lui devions.

La reconnaissance n’était pas l’unique mobile de la Westphalen en cette circonstance. Elle détestait en général la solitude à laquelle sa dignité la condamnait, croyait-elle; mais elle la détestait tout particulièrement lorsque, la nuit venue, les longs couloirs ténébreux du vieux schloss s’emplissaient de formes vagues et de bruits inexplicables, lorsque le toit frémissait et craquait en ses jointures vermoulues, lorsque le vent s’engouffrait dans les tuyaux des cheminées pyramidales. Alors, dans sa crainte doublée d’ennui, la digne demoiselle goûtait tout spécialement la compagnie d’un respectable causeur, fidèle aux traditions de l’ancienne galanterie, assez respectueux pour qu’on n’eût rien à craindre de lui, et cependant assez porté au madrigal pour que certaines illusions flatteuses ne fussent pas absolument dépourvues de toute vraisemblance.