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A un moment donné de la conversation, mamzelle tressaillit tout à coup. — Comment, s’écria-t-elle, un roulement de tonnerre?

Droz prêta l’oreille, et sa figure après un instant s’éclaira d’une lueur martiale. — Ce n’est pas le bruit du tonnerre, mademoiselle, c’est le roulement des fourgons. Écoutez ! le bruit continue. La place du marché doit être encombrée d’artillerie.

L’horloger ne se trompait pas : une commère du voisinage arriva bientôt tout essoufflée annonçant l’arrivée des Français. — A telles enseignes, ajouta-t-elle, que mon mari a reçu du bourgmestre les ordres les plus pressans pour courir par cette nuit affreuse dans les villages des environs. Il faut que tous les attelages disponibles se trouvent ici demain à midi. La réquisition est formelle.

La Westphalen était trop expérimentée pour ne pas prévoir les conséquences probables de cette arrivée inattendue. Hanchen et Corlin reçurent l’ordre de préparer sans retard la chambre bleue pour le commandant de la colonne française. — Croyez-vous aux revenans? demanda-t-elle à Droz quand les deux suivantes furent parties. — Jamais, répondit le Suisse avec un sourire philosophique. — Vous avez tort, reprit mamzelle. La chambre bleue est hantée... C’est pour cela que je la donne à ces étrangers. Si le fantôme est tant soit peu chrétien, il ne les laissera guère dormir, et c’est le moins que je leur souhaite.

Cependant un bruit de pas et de voix se fit entendre à la porte du schloss. Un colonel, un adjudant et deux plantons s’y présentèrent à la fois, plus tôt qu’on ne s’y serait attendu. Mamzelle Westphalen courut les installer dans la chambre bleue. Droz, resté seul au coin du feu, commençait à se sentir embarrassé de sa propre personne ; tranchons le mot, il avait grand’peur de se rencontrer en uniforme de grenadier français avec ces nouveau-venus dont il attirerait nécessairement l’attention, et qui peut-être lui demanderaient un compte sévère de ce travestissement irrégulier. De fil en aiguille, on pourrait même remonter à l’histoire de la matinée, où il avait joué un rôle compromettant à l’encontre de la « grande nation, » jadis sa suzeraine. Plus il y songeait, plus sa situation lui paraissait critique et périlleuse.

Sur ces entrefaites, la Westphalen rentra précipitamment, aussi précipitamment que s’y prêtait sa corpulence peu commune. — Il ne faut pas songer à sortir d’ici, disait-elle. Ces Français vont et viennent de tous côtés, comme des rats dans un grenier. Avez-vous peur des revenans?

— Je vous ai déjà dit que non, répondit Droz avec plus de dédain que jamais.

— Tant mieux, je vous garderai ici jusqu’à demain matin. Votre femme sait que vous y êtes en compagnie honnête et chrétienne.