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VI.

L’amtshauptmann, que nous avons laissé seul dans sa chambre, y demeura quelque temps plongé dans une sorte de désolation intérieure. Il pleuvait à déluge, et le digne magistrat, qui s’ennuyait à périr, se sentait d’autant plus navré des malheurs de son pays. — L’étrange chose, pensait-il, que le gouvernement de ce bas monde ! Pourquoi le Tout-Puissant laisse-t-il un misérable limier comme ce Buonaparte semer la dévastation sur tout l’univers ? Question difficile à résoudre pour des chrétiens ! Du cabinet grand-ducal partent souvent des ordonnances qui n’ont pas le sens commun ; mais les ministres du grand-duc ne sont après tout que de pauvres pécheurs. La stupidité fait partie de leurs mérites éminentissimes. On le sait, on y est fait, on s’en arrange avec un peu plus ou un peu moins d’impatience ; mais un croyant qui a pleine foi dans la providence du Seigneur et qui cherche à quel usage répond la puissance énorme dont a été investi ce vil agent de tyrannie se trouve, ma foi, bien empêché de… Mon Dieu ! s’écria-t-il en brusquant son propre monologue, voilà que je hais quelqu’un à présent !…

Le digne homme avait soulevé son bonnet de nuit à trois pouces de sa tête ; il le jeta par terre sans la moindre considération. La frau amtshauptmann, qui de la pièce voisine entendait son mari parler tout seul, se hâta d’accourir auprès de lui. — Qu’avez-vous donc, cher ami ? Est-ce quelque impertinence de Fritz Sahlmann, quelque étourderie de Hanchen ?

— Non, chère Neiting, répondit le magistrat d’une voix dolente. C’est Buonaparte que j’ai en exécration,… et je crains de ne pouvoir me vaincre là-dessus.

— Juste ciel ! Weber, comment vous tourmentez-vous à ce point des choses ? Tenez, ajouta-t-elle prenant un livre sur les rayons de la bibliothèque, voici votre philosophe !

C’était un Marc-Aurèle dont l’amtshauptmann lisait volontiers un chapitre quand il était de mauvaise humeur et deux s’il se sentait disposé à la colère. Il l’ouvrit donc, et se mit à lire. Sa femme lui avait noué une serviette autour du cou ; elle peignait ses cheveux gris, et dextrement tressait, arrondissait, disposait la petite queue burlesque dont nous avons déjà parlé ; puis, avec une fine houppe, elle répandit sur le tout une légère couche de poudre à la rose. Aidée de Marc-Aurèle, cette opération calmante eut plein succès. On put s’en convaincre en voyant le sentiment d’exquise volupté avec lequel l’heureux époux de Neiting huma une pincée