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chef du cabinet s’il ne pouvait donc rien faire qui put être agréable au « sage de la patrie, » le comte Andrássy lui répondit : « Sire, vous avez à votre disposition trésors, places, honneurs. Pour tout autre vous pouvez beaucoup, pour Deák vous ne pouvez rien. » Le jour du couronnement, je cherchai, parmi les groupes brillans qui défilaient sur le pont de Pesth ou qui se pressaient dans les tribunes réservées l’homme éminent dont chacun répétait le nom, et dont la prudence avait amené le triomphe de la Hongrie constitutionnelle. Je ne l’aperçus nulle part. J’appris plus tard que, fuyant la foule, il s’était retiré dans l’appartement qu’il occupait à l’hôtel de la reine d’Angleterre. Est-ce misanthropie, dédain ou affectation d’originalité? Aucunement. En bon bourgeois, il a ses habitudes, et, sa besogne faite, il aime à ne pas y être infidèle. Qu’il donne le signal de la lutte contre l’empereur ou qu’il lui rende la couronne que Kossuth lui avait enlevée, il ne faut point que cela l’empêche de faire sa partie de quilles ou sa promenade champêtre.

Le nouveau ministère hongrois aurait voulu qu’il se mît à sa tête. Il s’y est refusé, soit par une antipathie instinctive contre toute position élevée, soit plutôt parce qu’il croit pouvoir rendre plus de services en qualité de simple député. En Hongrie, les défenseurs de la liberté sont tellement’ habitués à se trouver dans l’opposition, le Magyar est si avide d’indépendance, que nul ne se range volontiers dans un parti ministériel. Aussi ceux qui soutiennent le ministère actuel s’appellent-ils le parti Deák. La situation est quelquefois difficile pour les membres du cabinet. Ils ont la responsabilité du pouvoir, et cependant le pouvoir réel n’est pas en leurs mains. Deák n’approuve pas toujours les projets ministériels dans tous leurs détails; il les amende d’ordinaire dans le sens de la liberté et de façon à donner satisfaction aux minorités. Récemment encore, à propos des lois confessionnelles, il a réclamé en faveur des dissidens. Dans le compromis avec la Croatie, élaboré de commun accord avec Eötvös, il a donné une preuve nouvelle de cet esprit de tolérance et d’équité qui le distingue. En 1862, sous le joug de la plus dure oppression, il avait adressé aux Croates un éloquent appel. Aujourd’hui que la Hongrie triomphante peut dicter ses conditions, il n’en a profité que pour les rendre si favorables à la Croatie qu’elles ont été accueillies à Agram par une illumination générale. Cette hostilité furieuse des Slaves du sud qui a perdu la Hongrie en 1849 est aujourd’hui apaisée, et si jamais les Magyars avaient encore à défendre leurs libertés, les Croates, loin d’être contre eux les instrumens aveugles de la réaction, seraient à leurs côtés pour protéger avec eux la patrie commune et leur antique constitution. L’effet produit par cette habile convention a été