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solides empruntés par Rubens aux matelots du port d’Anvers ont été peints par l’artiste avec une franchise sans mièvrerie et une mâle fermeté égale à la vigueur de ses modèles; mais ce n’est point pour ces qualités de métier du souverain ouvrier, ni pour ses mérites d’exécution, que cette Pêche miraculeuse nous attire. Qualités techniques, mérites d’exécution, ce n’est point là ce qui fait de Rubens l’homme de génie qu’il est. Des mérites d’exécution, de la fougue, de l’éclat! mais il y en a aussi, et à un haut degré, dans cette autre Pêche miraculeuse de ce désagréable maître de Rubens, Adrien von Noort, mais il y en a au plus haut point chez le brutal et robuste Jordaens. Si vous voulez savoir ce que c’est que le génie, et en quoi il se sépare du simple talent, considérez le personnage de saint Pierre, qui est le principal du tableau. Certes ce n’est point par l’idéal que brille cette figure; elle a été prise dans la réalité la plus ordinaire : Saint Pierre n’est ni plus ni moins qu’un homme du port d’Anvers. Rubens n’est pas le premier peintre qui ait pris ses figures dans la réalité la plus crue. Deux hommes d’un talent hors ligne, Ribeira et Michel-Ange de Caravage, n’ont fait autre chose toute leur vie; d’où vient donc que leurs figures ne nous inspirent aucune émotion morale, tandis que les figures de Rubens, qui sont créées d’après le même système, nous touchent si profondément? Il me revient au souvenir certains Disciples d’Emmaüs du Caravage que l’on voit à la National Gallery de Londres. Caravage a imité le procédé qu’employait le clergé pour ses processions dramatiques, déguisant le chantre de la paroisse en saint Jean-Baptiste et l’étameur du quartier en saint Thomas ; il est allé dans un chantier, a pris trois maçons dont les traits lui ont paru s’accorder avec les qualités d’énergie de son pinceau, et puis il a intitulé le tout les Disciples d’Emmaüs, Si on n’était pas prévenu, on pourrait regarder indéfiniment cette peinture sans y voir autre chose que trois maçons qui soupent cordialement. Le saint Pierre de Rubens appartient à la même classe que les disciples du Caravage; voyons un peu ce qu’il va nous dire. Ses traits, dis-je, ne sont point ceux d’un Jupiter à la façon italienne, et ce n’est point non plus la vie intellectuelle qui illumine ce visage; mais alors qu’a donc ce personnage de si remarquable? Ce qu’il a? Il a quelque chose de plus haut que toute beauté physique, quelque chose de plus haut que l’intelligence, quelque chose qui en fait un des types souverains de l’humanité. Humblement il se tient devant Jésus, les yeux baissés, sa petite barrette à la main, et toute son attitude semble dire et dit en effet : « Seigneur, je vois bien à cette heure que vous êtes le fils de Dieu. » Rubens a merveilleusement compris et rendu le caractère de saint Pierre, tel qu’il nous est pré-